Médias

La place du système médiatique dans le pouvoir

Ce post aborde le sujet du fonctionnement du système médiatique, que j’ai présenté dans mes posts précédents comme un élément clé des pouvoirs démocratiques capitalistes.

Je définis ici le système médiatique dans un objectif de meilleure compréhension du pouvoir : il s’agit de l’ensemble des « grands » médias, ceux qui rassemblent régulièrement de 1 à plusieurs millions de spectateurs français (je me limite aux médias français). Ces médias sont a priori des médias nationaux (et pas locaux), télévisuels (sauf quelques grands journaux de presse nationale et quelques radios), et possédés par des agents capitalistes ou par l’Etat, car ils requièrent des besoins de financement importants (plusieurs centaines de millions, à plusieurs milliards d’euros chaque année). J’oppose ces médias, dans mon post précédent, aux médias que j’appelle « alternatifs », et qui jouent un rôle différent dans le pouvoir. Je n’aborde pas le sujet des médias alternatifs ici.

Je défends dans ce post que le système médiatique ainsi défini possède ses logiques propres, émergentes de l’ensemble des grands médias, et c’est pourquoi on peut parler du « système médiatique », bien qu’il ne soit en aucun cas piloté par une entité particulière.

J’analyse ces logiques propres, puis fais apparaître les raisons qui mènent dans certains cas à des biais médiatiques systématiques. Ce post ambitionne donc de vous fournir les clés principales de compréhension du traitement de l’information par les grands médias français.

J’ouvre finalement la réflexion sur ce que devrait être un système médiatique si on le voulait plus démocratique.


Ce post étant long, voici tout de suite le programme !

  1. Le système médiatique, une machine puissante pour orienter les perceptions
    1. Le média pointe du doigt les faits et les sujets jugés importants… par lui !
    2. Choisir ce qui est censé être important pour tous : un grand pouvoir
  2. Comment le système médiatique traite-t-il l’information qu’il nous délivre ?
    1. Un minutieux travail de traitement de l’information par chaque média…
      1. La hiérarchisation des sujets
      2. L’angle du sujet
      3. Les positions exprimées et leur contextualisation
    2. … Réalisé par des professionnels…
    3. … Mais soumis à des « modes communs »
      1. L’imitation médiatique
      2. Les bulles algorithmiques
      3. L’injonction de rentabilité
      4. La dépendance aux sources disponibles
      5. La sociologie des journalistes des grands médias, et l’idéologie qui l’accompagne
      6. Les sources de financement et la propriété des médias
  3. Un système médiatique qui marginalise l’information susceptible de déstabiliser le pouvoir économique en place
  4. Les grands médias d’un côté et les médias « militants » de l’autre ?
  5. Peut-on proposer un meilleur système médiatique ?
    1. Un système médiatique plus « neutre » ?
    2. Vers un système médiatique plus émancipateur, moins contrôlant…
    3. …Qui doit donc être pluraliste
    4. Alors que proposer ?

Le système médiatique, une machine puissante pour orienter les perceptions

Le système médiatique, c’est-à-dire les médias pris dans leur ensemble, se focalise parfois sur un sujet pendant plusieurs semaines, voire quelques mois. Sur d’autres sujets, il semble les choisir en toile de fond : dès qu’un fait proche de ce sujet émerge, alors les « caméras et les micros » se braquent dessus rapidement et en priorité. Enfin, encore d’autres sujets peuvent vous sembler négligés par les médias alors qu’ils sont importants à vos yeux. Pensez par exemple aux sujets suivants, tels qu’ils nous ont été présentés par les médias, et demandez-vous dans quelle catégorie vous les mettriez (ou non) : l’incendie de Notre-Dame de Paris, la mort de Johnny (Hallyday), la COVID, l’attentat sur Samuel Paty, « l’ensauvagement » en France, le dérèglement climatique, l’augmentation des inégalités, le Brexit, les violences policières.

L’auditeur ou le spectateur s’imagine naturellement que les faits médiatisés sont plus importants que les autres faits, advenus au même moment mais pas traités dans les médias. Et ce, pour deux raisons. D’une part, ces sujets semblent discutés par l’ensemble des grands médias en même temps, le niveau de consensus entre eux étant rapidement interprété comme le niveau d’importance du sujet. D’autre part, les faits nouveaux qui sont traités sont effectivement arrivés en dehors de la volonté propre des médias : on est donc tenté de penser que leur travail consiste uniquement à détecter l’émergence de ces faits d’actualité et à les reporter à la société.

Pour quelles raisons les autres faits n’auraient-ils pas été abordés dans les grands médias ? C’est certainement, se dira le téléspectateur, que ces faits sont insignifiants en eux-mêmes, ou alors qu’ils sont significatifs, mais qu’ils n’alimentent pas un sujet important.

Le média pointe du doigt les faits et les sujets jugés importants… par lui !

« L’auteur de ce post a mangé une pomme hier » : voilà un fait qui peut sembler insignifiant, et indigne d’être diffusé dans les grands médias. Mais imaginez que la pomme soit devenue un produit extrêmement rare ; alors ce même fait pourrait être jugé important par certains, voire être diffusé dans les médias. Ou imaginez un monde dans lequel un mouvement terroriste aurait pour emblème la pomme, et où le fait de manger une pomme soit devenu un signe de radicalité. Le nombre de mangeurs de pommes pourrait alors être scruté par certains médias, et régulièrement diffusé et commenté. En 2014, le sujet de la vente de pommes était devenu assez important pour être traité par les médias, lors de la crise entre la Russie et l’Europe suite à l’annexion de la Crimée par la Russie. Lorsque le fait (ici, la vente de pommes) parait insignifiant, c’est le contexte autour du fait, autrement dit le sujet que le fait alimente, qui est important aux yeux du média (ici, la sanction économique russe envers l’UE).

A contrario, un fait jugé important n’alimente pas forcément un sujet jugé important. La mort d’une personne est habituellement jugée importante dans nos sociétés. Pourtant, on ne parle pas dans les grands médias des un peu plus de 600 000 personnes qui meurent chaque année en France (612 000 en 2019). Et pour cause : cela demanderait, si on dédiait une chaîne de télé à cela, d’en parler toute la journée à raison de 50 secondes par décès. Comme des milliers de faits qui pourraient être jugés importants arrivent tous les jours, le média doit en sélectionner quelques-uns auquel il donnera du temps d’antenne, ou de l’espace de papier, et qu’il soumettra ensuite à des centaines de milliers, voire des millions de personnes – pour les plus grands médias.

Dédier du temps et de l’espace médiatique à un sujet, c’est y dédier des ressources humaines et des moyens techniques pour en analyser les faits, les interpréter à l’aune du contexte qui les entoure et de la ligne éditoriale du média, mettre en forme ce travail et le diffuser largement. Concernant les faits qui n’auraient pas retenu l’attention des grands médias, ces moyens ne seront pas déployés, et ils resteront largement « sous le radar » de l’opinion publique nationale.

Tout se passe comme si les grands médias jouaient le rôle de pointeur de doigt ou de spot lumineux (comme au théâtre), puis de loupe grossissante, vis-à-vis de la multitude de faits qui peuplent toute grande nation chaque jour. Ils indiquent à la population d’une nation ce qu’il est important de regarder, ce sur quoi il est important de donner un peu de temps d’attention, et, en creux, ce qui est indigne de son attention (tout le reste). Par suite, ce sont eux qui indiquent ce qu’il faut inclure dans le débat public pour que notre société puisse discuter d’objectifs d’intérêt général, et ce qu’il n’est pas nécessaire d’y inclure.

Choisir ce qui est censé être important pour tous : un grand pouvoir

La perception d’une population sur sa société est largement structurée par les choix de sujets et de traitement de l’information par les grands médias.

Si vous n’en êtes pas convaincus et que vous pensez que le public est « intellectuellement indépendant » des grands médias, replongez-vous au début du mois de mars 2020, juste avant le confinement déclenché au cours de l’épidémie de COVID-19. A ce moment-là, quasiment aucun mort de la maladie n’est à déplorer et le nombre de faits importants en France autour de la COVID est minimal (quelques centaines d’hospitalisations pour plus de 65 millions d’habitants). Sans les médias, personne ne se serait encore aperçu de quoi que ce soit hormis quelques personnels soignants, et la mesure de confinement prise à la mi-mars aurait été complètement incomprise. Pourtant, en à peine 2 semaines de présence médiatique massive (largement illustrée par l’exemple italien frappé par l’épidémie avant la France), la COVID a réussi à devenir le sujet n°1 pour plusieurs dizaines de millions de personnes en France, qui plus est un sujet perçu comme menaçant. Ces personnes ont accepté assez largement, sans trop de contestation, un confinement dur, chose absolument impensable à peine deux semaines plus tôt.

C’est dire la puissance effective du système médiatique : alors que les faits étaient à ce stade minimes en France, l’effet de loupe sur la COVID en Italie a permis à ce sujet de devenir très rapidement ultra-prioritaire. Il ne s’agit pas ici de dire que cette couverture médiatique en particulier ait été néfaste pour les Français, mais juste d’illustrer sa puissance d’influence sur les comportements concrets. Le système médiatique peut largement façonner la manière avec laquelle on voit le monde, et c’est d’autant plus vrai pour la télévision, qui bénéficie par nature de la force de l’image.

De par leur puissance, les grands médias sont un véritable pouvoir, mais également un pilier indispensable à toute démocratie : comment la population pourrait-elle décider pour elle-même, ou, à tout le moins, garder un regard critique sur ce que font les décideurs (politiques ou économiques) si elle n’a pas les grands enjeux en vue, ou si elle ne dispose pas du contexte pour les analyser ?

Etant donné cette importance, je me propose ici de questionner les méthodes de sélection des faits qui sont jugés dignes d’intérêt, puis de leur traitement, par les grands médias : pourquoi certains faits sont-ils jugés importants et pas d’autres ? Qui décide de cette importance, et par quel processus ? Puis comment l’information finale, celle qui est délivrée au public, est-elle fabriquée à partir de ces faits ?

Comment le système médiatique traite-t-il l’information qu’il nous délivre ?

Un minutieux travail de traitement de l’information par chaque média…

Les grands médias, par la force des choses, doivent chacun filtrer et sélectionner ce qui est digne d’intérêt pour l’ensemble de la population, car ils ne peuvent y dédier qu’un temps de travail fini, et un espace médiatique fini (du temps d’antenne, de l’espace papier…). Plusieurs étapes sont nécessaires pour passer des faits bruts (la réalité) à l’information délivrée : la hiérarchisation des sujets à mettre en avant, le choix de la manière d’aborder ces sujets (l’angle du sujet), et le choix des positions exprimées sur ces sujets. Il est crucial de comprendre ces trois points pour sortir de l’image simpliste du média qui ne fait que rapporter à la population des faits qui s’imposent naturellement à lui.

La hiérarchisation des sujets

La hiérarchisation des sujets fait référence à l’espace médiatique qui est donné à tel ou tel sujet : le média parle-t-il plutôt d’environnement ? d’économie ? de culture ? de sport ? de géopolitique ? d’insécurité ? de religion ?

Cet aspect est crucial, car il montre implicitement ce qui est important pour le média en question : sur quels sujets porte-t-il prioritairement son attention, quitte à ne pas « voir » d’autres sujets ? Quelles informations doivent passer en premier, et au détriment de quelles autres ? Au-delà de médias à thématique forte (comme les médias sportif, scientifique, etc), les rédactions font chaque jour des choix sur les sujets à mettre en avant, à mettre au second ou troisième plan, voire à ne pas aborder du tout. C’est le fameux spot lumineux qui attire l’attention sur tel ou tel sujet plutôt que sur tel autre.

Ne vous y méprenez pas : sur chacun de ces sujets complexes, il y aurait mille choses à dire tous les jours. Ce ne sont pas les faits qui manquent. Par exemple, un média pourrait tout à fait parler 24h/24 du changement climatique sans se répéter : des études scientifiques à ce sujet sortent tous les jours et pourraient être décryptées, des événements climatiques arrivent toutes les semaines de par le monde – y compris en France -, de nombreux acteurs (individus, entreprises, institutions nationales comme internationales) agissent pour tenter de l’éviter, ou au contraire n’agissent pas, ce qui pourrait faire l’objet d’analyses, des artistes et des intellectuels abordent ce sujet tous les jours, etc. On pourrait facilement ne parler que de ça, de manière très variée, et tous les jours de l’année. Ce n’est donc pas parce que l’actualité manque que le système médiatique n’en parle pas tous les jours. Et ce raisonnement vaut pour l’ensemble des autres grands sujets de société (religion, culture, sécurité…).

Le choix des sujets est donc construit : il ne s’impose pas de lui-même automatiquement. The Guardian a par exemple décidé, par un engagement envers ses lecteurs en 2019, de faire du changement climatique son sujet principal. Plus récemment, c’est Radio France qui a décidé de mettre ce sujet plus en avant.

Ce choix, qu’il soit conscientisé au sein des équipes éditoriales et affiché publiquement, ou non, est influencé par un ensemble de facteurs sur lesquels je reviens plus bas, et qui justifient que je puisse parler de système médiatique comme d’une entité macroscopique qui a sa cohérence et ses comportements propres.

L’angle du sujet

L’angle du sujet est le choix que fait le média quant aux questions auxquelles il tente de répondre sur ce sujet. Ce choix de questions va naturellement mettre en avant certains faits, et en mettre d’autres de côté, tout comme une caméra placée selon un certain angle ne pourra montrer que certaines caractéristiques de l’objet qu’elle filme et en cachera d’autres (qui auraient pu être révélés sous d’autres angles).

Par exemple, imaginez qu’un média ait sélectionné le sujet suivant : des individus ont cassé une vitrine de boutique lors du mouvement gilet jaune. Sur ce seul sujet, le média peut se poser un ensemble de questions différentes, qui vont le mener à aller interroger des personnes différentes, et à collecter des faits différents sur le sujet : quels sont les dégâts observés ? Comment se sont déroulés les faits ? Qui est la victime de ces faits ? Quelle est l’activité de la boutique ? Comment va-t-elle être impactée ? Quelle part de son chiffre d’affaire va-t-elle perdre ? Ses employés ont-ils été choqués par les événements ? Quel est leur état émotionnel ? Vont-ils être aidés psychologiquement ? Qui sont les individus qui ont cassé la vitrine ? Quelle était leur motivation ? Des individus ont-ils volé des objets de la vitrine ? Pour quelle raison ? Est-ce que ce sont les mêmes que ceux qui ont cassé la vitrine ? Ces individus ont-ils des revendications politiques ? Lesquelles ? Sont-elles proches de celles des gilets jaunes ? En quoi la casse de la vitrine est-elle liée à ces revendications ? Ces individus se disent-ils part du mouvement des gilets jaunes ?  D’un autre mouvement ? A quel point ce mouvement est-il organisé ? A quelle échelle est-il organisé ? Que pensent d’autres gilets jaunes de cet acte ? Pourquoi ? Que pensent les membres du gouvernement de cet acte et pourquoi ? Que pense le grand public de cet événement ? Etc.

Sur un sujet qui pourrait paraître simple (une vitrine cassée), les angles possibles sont très divers, et tous les traiter serait très long. Le média fait donc de facto un choix d’angle, ce qui mène à ne relater que certains faits autour de ce sujet et pas d’autres.

Le choix d’angle peut être très puissant dans la perception du public sur un sujet donné. Par exemple, prendre le point de vue des militaires engagés sur un terrain extérieur (comment se passent les opérations ? Qui les planifie, et par quel raisonnement ? Que ressentent les militaires ? Quelles sont leurs souffrances ? Qui sont leurs proches restés à la maison ?), ou prendre le point de vue de la population locale qui est en contact avec ces militaires (Que subissent les gens sur place ? Y a-t-il eu des dégâts matériels chez eux ? Des proches blessés ou tués ? Que pensent-ils de cette guerre chez eux ?), mène souvent à une perception radicalement différente de la guerre en question, comme démontré dans ce documentaire sur le journalisme de guerre.

Les positions exprimées et leur contextualisation

Les positions exprimées via le média sont le dernier choix important que fait le média dans son traitement de l’information. Elles découlent parfois naturellement du choix d’angle du sujet : éclairer le point de vue de la victime de la vitrine cassée produira certainement une position hostile aux individus casseurs, voire au mouvement des gilets jaunes dans son ensemble ; éclairer l’angle des raisons qui ont poussé les casseurs à agir produira certainement une position moins hostile à ces individus et sur le mouvement des gilets jaunes ; on aurait encore une position différente si on choisit d’éclairer l’angle de la perception des gilets jaunes sur ces événements.

Les positions peuvent aussi être indépendantes de l’angle. Rapporter les paroles d’untel (un homme politique au gouvernement) plutôt que d’un autre (un gilet jaune sur un rond-point) sur une question donnée met en avant une position donnée (et donc, sur cet espace médiatique, pas une autre). Les choix, au montage, de quels répondants à un micro-trottoir sont diffusés, ou les choix de « citoyens lambda » qui témoignent sur un sujet, permettent d’exprimer une position. De même, le choix des invités à un débat est crucial dans les positions qui vont y être exprimées. 

Enfin, la manière dont le média contextualise les paroles qu’il rapporte et les invités qu’il convie est parfois aussi crucial que le choix de paroles et d’invités.

Une personne peut être présentée comme « militante », « experte », « professeur », « simple citoyen », « artiste », ou encore comme « économiste », ce qui oriente le public dans sa perception des idées véhiculées par la personne en question. Il n’est pas rare que des personnes présentées en tant qu’économistes n’aient aucun diplôme d’économie ni aucune activité d’économiste (qui est une activité académique). Dans le cadre de la crise du COVID, des experts en virologie, ou en réanimation, ont été appelés à s’exprimer sur des dynamiques d’épidémie, ce qui n’est pas du tout leur spécialité, alors que leur titre laisse penser au public que la personne est légitime pour s’exprimer sur le sujet. Dans ces cas, cela ne veut pas dire que l’avis ne sera pas intéressant, ou qu’il ne mérite pas d’être sollicité, mais simplement que sa contextualisation ne permet pas au spectateur d’avoir l’ensemble des clés de compréhension de la séquence qu’on lui présente.

D’autres éléments de contexte sont importants : les positions de possible conflit d’intérêt dans la prise de parole sont-elles mises en avant ou au contraire laissées sous silence ? Une information importante pour comprendre qui parle est-elle omise ? Par exemple, présenter, comme l’a fait France Info, une personne qui défend les réformes proposées par un parti politique comme un « simple plombier », alors que c’est un ancien cadre de grands groupes ayant participé à plusieurs campagnes avec ce parti politique, peut être jugé trompeur par omission.

La description de la manière dont les mots ont été prononcés est également importante, et le choix de mots, crucial : les paroles ont-elles été « vociférées », « prononcées avec compassion », « froidement déclamées », etc. La sélection des photos et illustrations (l’orateur a-t-il l’air arrogant, colérique, déterminé, benêt, etc) véhicule également la perception du média sur l’orateur en question.

En contextualisant les prises de positions (c’est-à-dire, le discours rapporté ou invité dans le débat), les médias leur confèrent un statut, plus ou moins implicite, allant parfois dans le sens de la légitimation ou a contrario du discrédit. C’est essentiellement via la contextualisation (et donc de manière très subtile) que le média exprime ses propres positions.

… Réalisé par des professionnels…

Le traitement de l’information (choix de sujet/d’angle/de positions mises en avant) est concrètement réalisé par des équipes de journalistes formés. La formation en école dure 3 ans, et contient des cours techniques et de déontologie. Ainsi, les journalistes sont très conscients (au moins en sortie d’école !) de l’importance de tous leurs choix lors du traitement de l’information. Par exemple, les journalistes spécialisés dans le « social » sont très attentifs, lors d’un conflit social entre les salariés et les dirigeants d’une entreprise, à donner et décrypter la parole des salariés comme celle des dirigeants.

… Mais soumis à des « modes communs »

Cependant, les choix multiples et successifs que doit faire un média pour traiter et délivrer l’information dans le format contraint qu’est le sien sont influencés par un ensemble de déterminants qui sont largement similaires, voire identiques pour tous les grands médias.

En ingénierie des systèmes, on parle de « modes communs » pour décrire de tels déterminants. Ce concept est utile pour éviter qu’une cause unique ne génère la panne de plusieurs composants en même temps, ce qui mènerait à un accident grave. Pensez par exemple à un avion qui disposerait de 2 systèmes de gouverne indépendants permettant de continuer à piloter l’avion même si l’un défaille : un système de gouverne électrique utilisé en temps normal, et un système de gouverne hydraulique si un problème survient sur le système électrique (on appelle cela une redondance). Imaginez alors que la rupture d’une pièce d’un réacteur de l’avion puisse mener à sectionner les 2 systèmes de gouverne en même temps. Alors ce mode commun mène à l’impossibilité de piloter l’avion, et donc à l’accident grave qu’on voulait éviter en mettant deux systèmes de gouverne indépendants !

De manière similaire, il existe des causes communes au fonctionnement de tous les grands médias, qui peuvent mener à leur dysfonctionnement… tous en même temps, et tous dans le même sens.

L’imitation médiatique

Les grands médias sont largement reliés entre eux informationnellement parlant : les journalistes passent beaucoup de temps à lire ce que les autres médias écrivent, à faire des revues de presse, à voir ce qui se passe sur Twitter, réseau journalistique par excellence. L’enjeu est de « sentir l’air du temps », et ainsi de ne pas être trop en retard, ou trop en décalage avec ce que disent les autres. Il pourrait leur être reproché de ne pas avoir traité une information que tous les autres auraient traitée (et donc jugée importante dans le milieu). Certains médias particulièrement bien implantés partout dans le monde (comme l’Agence France Presse (AFP)) sont considérés comme des références et largement relayés par les autres médias.

Ce mode commun influe fortement sur les fonctions émergentes du système médiatique : il tend à produire une fonction d’homogénéisation de l’information et de réduction de la pluralité, donnant ainsi l’illusion au téléspectateur/lecteur qu’il n’existe qu’une hiérarchisation possible de l’importance relative entre les différentes faits et sujets, hiérarchisation qui apparaît à force comme « objective », ou « évidente » car partagée par la majorité des journalistes et des médias.

Ce mode commun est aussi à l’origine de diffusions massives et rapides de fake news : fausse arrestation de Dupont de Ligonnès, invention de faits lors des attentats de Vienne, fausse attaque de la Pitié Salpétrière par les Gilets Jaunes

Les bulles algorithmiques

Au contraire de l’imitation médiatique, qui joue sur la production de l’information, les bulles algorithmiques jouent sur sa distribution, et tout particulièrement via les réseaux sociaux. Les algorithmes qui sélectionnent les informations sur nos « fils d’actualité » sont conçus pour nous garder le plus longtemps possible sur l’application. A cette fin, ils nous délivrent des contenus similaires à ceux qui nous ont plu ou qui nous ont fait réagir par le passé. Cela tend à créer une fonction d’homogénéisation individualisée de l’information. L’homogénéisation est donc encore renforcée suite à l’imitation médiatique, mais le spectateur a en plus l’illusion que la majorité des gens pensent comme lui, l’isolant dans une manière particulière de voir le monde (avec sa propre hiérarchisation de l’importance des sujets, ses quelques angles privilégiés etc).

L’injonction de rentabilité

Les médias sont soumis à des injonctions de rentabilité, et donc d’audimat : leurs revenus proviennent en large partie des publicités, qui valent d’autant plus que le nombre de lecteurs/ spectateurs à voir la pub est grand. Par imitation, les médias nationaux publics suivent cette course à l’audimat.

Cette course vers un but commun (capter l’attention des lecteurs/ spectateurs) mène à des comportements communs à tous les médias : recherche du buzz, tendance à la dichotomisation forcée de sujets complexes pour générer des « clash » (par exemple : ceux qui croient au dérèglement climatique vs ceux qui n’y croient pas, menant à la surreprésentation de ces derniers dans les grands médias), tendance à la sélection de sujets ou d’angles particulièrement sensationnels en particulier pour la télévision (sensationnalisme), tendance à ne pas traiter les sujets jugés complexes, ou à trop les simplifier pour faire des formats courts (sur-simplification).

L’injonction à la rentabilité pousse également à produire de l’information bâclée, bas de gamme : chaque journaliste doit traiter l’information plus rapidement pour réduire les coûts, et manque de temps pour se former en profondeur sur les sujets complexes (géopolitique, économie, environnement…). Cela a un ensemble de conséquences : négligence des sujets complexes, manque de nuance, investigation plus faiblement poussées, faiblesse des remises en question et des vérifications de ce que différents acteurs avancent, etc. En bout de chaine les risques de fake news augmentent. Parfois, comme on l’a vu, elles se propagent massivement en vertu de l’imitation médiatique. Cela réduit là aussi la capacité du système médiatique à traiter sérieusement de sujets complexes et nuancés.

Enfin, cette injonction de rentabilité mène à une division du travail poussée, dans le journalisme : il est de plus en plus courant que le journaliste qui prépare le sujet ne soit pas celui qui va sur le terrain pour interroger et filmer, qui est lui-même différent de celui qui réalise le montage final du sujet. Certes des instructions sont transmises des uns aux autres, mais avec la vitesse il arrive que ni le premier ni le second ne puisse voir le sujet avant sa diffusion. Cette organisation induit des distorsions entre ce qui est observé sur le terrain et ce qui apparaît dans le média, allant dans le sens de « l’idéologie des journalistes » (notion que je précise plus bas), car une partie du traitement est effectuée par ceux qui n’ont pas été en contact avec les faits.

Ce mode commun induit une fonction émergente du système médiatique qui est de diffuser une information plus simple, émotionnelle, et teintée de l’idéologie des journalistes, que si ce mode commun n’existait pas. Ainsi, le système médiatique tend à proposer une information impropre à l’analyse des sujets complexes, et notamment impropre à la critique de la société complexe dans laquelle on vit, des grandes structures de pouvoir et de leur fonctionnement, et en particulier du fonctionnement de notre économie, de notre système financier… ou du système médiatique lui-même.

La dépendance aux sources disponibles

Les médias dépendent grandement de leurs sources d’informations, et ce d’autant plus dans un contexte d’injonction à la rentabilité qui augmente. Le temps de traitement de l’information étant réduit, il est important que le journaliste puisse contacter rapidement une personne sachante sur le sujet, et donc qu’il ait son contact à portée de main, que la personne soit disponible régulièrement, et idéalement qu’un lien de confiance soit établi avec le journaliste pour que la personne accepte de lui parler. Ces conditions filtrent sérieusement les contacts jugés « fiables » par le journaliste. Une personne disponible pour passer une demi-heure d’échange « au pied levé » de manière régulière est très précieuse pour un journaliste.

Cela influe de plusieurs manières sur le traitement journalistique de ces sources : risque de complaisance pour ne pas perdre la source (par exemple en ce qui concerne les sources policières ou militaires) et risque de confiance trop grande en la source, menant à mettre moins systématiquement en question sa parole. Typiquement, le gouvernement d’un pays est une source idéale pour les journalistes : les différents ministères ont une armée de communicants disponibles en permanence, et les ministres ont un rôle de personnage public qui passe régulièrement dans les médias.

Ces sources majeures sont parfois appelées les « agendas setters » (les faiseurs d’agenda) tellement leur capacité à alimenter les sujets dans les grands médias est importante. Elles sont tellement cruciales pour les médias qu’ils doivent se réorganiser rapidement lorsqu’un gouvernement nouveau et atypique arrive au pouvoir. Par exemple, les médias étrangers en Allemagne suite à l’élection d’Hitler ont rapidement cherché à recréer des liens de confiance avec le gouvernement d’Hitler pour continuer à fonctionner, avec les risques de manque de recul que cela induit à moyen-terme.

De même, le monde économique est une source d’informations de premier choix. Les grandes entreprises se sont dotées de directions “communication” et “affaires publiques”, ou financent des associations professionnelles ou des entreprises de lobbying et communication. Peu importe leur forme, ces structures emploient des gens à temps-plein pour élaborer et diffuser des éléments de communication positifs sur les entreprises qui les paient, et en particulier à destination des médias. Ainsi, des conférences de presse peuvent être organisées pour des inaugurations, pour diffuser des éléments de stratégie environnementale, pour le lancement d’un produit, etc. Des communicants sont disponibles en permanence, au sein d’entreprises spécialisées, pour gérer les “situations de crise”, c’est à dire les situations où l’image publique de l’entreprise est mise en danger, dans le sens où sa supposée participation au bien commun est mise en doute : dégâts sanitaires (affaire Lactalis), environnementaux (Lubrizol), faible contribution aux impôts en France, etc. La communication de crise consiste par exemple à diffuser les éléments qui rassurent, à minimiser l’implication de l’entreprise ou de ses dirigeants, à désigner d’autres causes possibles à la crise, à faire profil bas, etc. 

Ce mode commun tend à produire une fonction émergente de surreprésentation des idées et opinions de ceux qui ont les moyens financiers de rendre disponibles des communicants compétents, dont le travail est de défendre les positions de l’institution qui les emploie (gouvernement, police, entreprise, think tank…), en produisant en particulier un discours essentiellement favorable au monde des entreprises et faiblement critique à son égard

La sociologie des journalistes des grands médias, et l’idéologie qui l’accompagne

Les journalistes qui travaillent pour les grands médias (et tout particulièrement les médias nationaux) ont des origines sociales peu diversifiées. Parmi ces journalistes, les milieux socio-professionnels supérieurs intellectuels sont largement surreprésentés. Cela peut s’expliquer d’une part par la forte sélectivité des écoles de journalisme les plus cotées, accessible par des concours sélectifs habituellement préparés en classes préparatoires ou en Institut d’Etudes Politiques (Science Po), parcours facilité par une familiarité avec le milieu intellectuel urbain, avec le monde des grandes écoles, et par des capacités de financement par les parents suffisantes ; et d’autre part par le fait que ces écoles les plus cotées donnent un accès privilégiés aux grands médias nationaux. Ainsi, en moyenne, les professionnels qui traitent et délivrent l’information ne sont pas représentatifs de la population générale, de par leur origine sociale (CSP+ intellectuelles) et géographique (urbaine parisienne).

Ce biais peut mener à ce que certains angles, ou certaines positions, soient dans l’ensemble mal représentés (soit trop, soit pas assez, soit d’une manière non satisfaisante pour les personnes concernées) dans les analyses des journalistes. Il est exacerbé par l’injonction à travailler vite : le journaliste traite l’information de manière plus instinctive et directe, sans le temps de prendre du recul sur sa propre idéologie (ce terme n’est ici pas péjoratif ; il désigne l’ensemble des idées qui structurent la pensée et les comportements d’un individu). Dans ce cas, il ne serait pas étonnant que les classes sociales inférieures (économiquement) et leurs points de vue soient en moyenne sous-représentées ou représentées de manière non satisfaisante, au profit des classes supérieures et de leurs points de vue. Cette tendance est par exemple à l’œuvre chez France Inter. En moyenne à la télévision, les cadres supérieurs représentent 65% des personnes qui prennent la parole, alors qu’ils ne représentent que 9% de la population française. Autrement dit, ce mode commun induit une fonction émergente de surreprésentation des points de vue, idées et opinions de membres des classes sociales supérieures

Notons cependant que l’injonction de rentabilité rend la profession de journaliste économiquement difficile, même si le profil sociologique des journalistes est de plus en plus homogène aux classes supérieures (cela n’est d’ailleurs pas incompatible, au contraire). Le journalisme pris dans son ensemble (tous médias confondus) est une profession déjà largement précarisée : on note une augmentation du temps de carrière passé sous des contrats CDD, en tant que “pigistes”, autoentrepreneurs, rémunération en droits d’auteur, etc ; le nombre de cartes de presse est en baisse, autre indicateur du niveau de précarité de la profession.

Les sources de financement et la propriété des médias

Les grands médias français sont possédés par de grands industriels ou par l’Etat (c’est en fait par cette caractéristique que je les définis comme « grands »). Concernant les grands industriels, outre la recherche de rentabilité, il est naturel qu’ils puissent définir la ligne éditoriale de leur média, les lignes rouges à ne pas franchir (éviter de traiter tels types de sujets), et influer sur le recrutement des équipes qui y travaillent par une stratégie de gestion des Ressources Humaines (pour recruter des personnalités et des journalistes en ligne avec l’idéologie du propriétaire du média). Ainsi le grand média évite-t-il en général les sujets qui touchent de trop près aux intérêts industriels de celui qui le possède (voir l’exemple de l’investigation à Canal+ suite au rachat de la chaîne par Bolloré), et évite d’aller frontalement à l’encontre de son idéologie.

Les grands médias privés se financent, on l’a dit, en large partie par la publicité, elle-même émise par d’autres grands industriels. Cette relation de dépendance constitue de facto une pression pour que le média diffuse des positions favorables à leur sujet : le retrait de la pub et de la source de financement constitue une menace potentielle, en particulier si le financement est majeur pour le média. La menace est parfois explicitée, comme dans ce cas de censure dans le magazine Capital sur M6, ou mise à exécution de temps en temps, comme l’a subi Libération en 2012 suite à une critique trop forte d’un grand industriel. L’influence peut également n’être qu’implicite, c’est-à-dire intériorisée par la rédaction sans que la menace ne soit jamais mise à exécution.

Ainsi, la propriété et les sources de financement des médias privés constituent-ils des modes communs pour ces médias, qui génèrent une fonction émergente de production de discours essentiellement positifs sur les grandes industries (manufacturières, lourdes, mais aussi bancaires, assurantielles, financières, du luxe, du BTP, du hi-tech…) et leurs propriétaires.

Un système médiatique qui marginalise l’information susceptible de déstabiliser le pouvoir économique en place

Résumons-nous : un ensemble de modes communs, consubstantiels à la structuration du système médiatique français, génèrent des comportements émergents dans le traitement et la diffusion de l’information. Le système médiatique actuel, comparativement à un système qui ne serait pas soumis à ces modes communs, tend à diffuser une information plus homogène et moins pluraliste, à enfermer l’usager des réseaux sociaux dans une bulle d’informations individualisée et homogène, à sur-simplifier et émotionnaliser l’information, à occulter les sujets complexes, ainsi qu’à sur-représenter l’idéologie des institutions qui ont des moyens financiers (en particulier les grandes industries), de leurs propriétaires et/ou dirigeants, et l’idéologie des classes sociales supérieures.

J’en viens à l’hypothèse suivante : l’ensemble de ces modes communs fait émerger un biais d’ensemble qu’on pourrait qualifier de bienveillance envers le pouvoir économique en place, organisé dans nos sociétés occidentales sous forme de capitalisme libéral financiarisé. Cela ne veut pas dire que ce système économique et ses institutions sont sans arrêt encensées, mais que, dans l’ensemble, ses mauvais côté sont moins représentés alors que ses bons côtés sont plus développés. Et que, dans l’ensemble, ses détracteurs sont moins représentés, et le sont de manière plus souvent péjorative, et ses défenseurs sont surreprésentés (par rapport à la population nationale), et de manière plus méliorative.

Mais très généralement, et c’est encore plus puissant, cette bienveillance se traduit par une absence globale de remise en cause de ce système économique : les sujets menant à le remettre en cause sont évités, ou traités de manière si simpliste (le sujet étant complexe) que le débat n’atteint pas la remise en cause sérieuse.

Les travaux de Chomsky et Hermann sur les médias américains mènent à cette conclusion : « [le comportement du système médiatique] résulte du fonctionnement d’un marché libre combiné à une distribution très inégalitaire du pouvoir, générateur naturel de « filtres » qui marginalisent l’information dérangeante pour les groupes dominants. » Le terme « dérangeant » étant un terme dont le contenu est nécessairement subjectif, je lui préfère le terme de « déstabilisant », et propose cette reformulation : [le comportement du système médiatique] résulte du fonctionnement d’un marché libre combiné à une distribution très inégalitaire du pouvoir économique, générateur naturel de « modes communs » qui marginalisent l’information susceptible de déstabiliser cet arrangement particulier du pouvoir économique. 

Autrement dit, tant que le système médiatique est soumis à ces modes communs, son comportement émergent est un comportement stabilisateur du pouvoir économique plutôt que contre-pouvoir critique, en tous cas bien plus que si ces modes communs cessaient d’exister.

Notre analyse explique pourquoi les grands médias sont particulièrement mauvais dans le traitement du dérèglement climatique, pourtant abondamment documenté par la science. Ce sujet est par nature déstabilisateur du pouvoir économique. En effet, notre modèle productif (les biens et services que l’économie produit, et la manière de les produire), piloté par le pouvoir économique, est émetteur de gaz à effets de serre et donc partie intégrante du problème. Ce modèle pourrait être remis en cause par la population, en particulier si elle était correctement informée sur le sujet (ce que confirme amplement l’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat). D’autre part, c’est un sujet très complexe, et les journalistes n’y sont pas formés. Ainsi, l’idéologie des journalistes, a priori favorable au système productif en place, les intérêts économiques en jeu qui incitent les médias à ne pas traiter le sujet, sa complexité qui en font un sujet peu rentable, et le manque de formation des journalistes, induisent un traitement médiatique clairement en-deçà de l’enjeu.

Les grands médias d’un côté et les médias « militants » de l’autre ?

Je viens de vous donner un aperçu des éléments qui permettent au système médiatique de surreprésenter une idéologie donnée. Une vision particulière du monde peut s’exprimer dans les grands médias, et donc être diffusée massivement, sans fake news.

Ce constat va à l’encontre d’une vision commune mais simpliste du système médiatique, qui imagine qu’un média est soit « objectif » soit « subjectif » ou « militant » et dans ce cas qu’il va colporter des informations fausses pour défendre une idéologie en construisant de faux faits. En réalité, tout média peut être considéré comme « militant » de par ses choix de sujets, d’angles, et de positions mises en avant. Et on montre que le système médiatique, dans l’ensemble, n’est pas objectif en ce qu’il sur-représente une idéologie particulière. 

Le terme militant fait plutôt référence au fait que l’utilisateur du terme ne partage pas la même idéologie que le média qu’il qualifie de « militant ». Le terme « objectif », au contraire, fait référence au fait que l’utilisateur du terme partage l’idéologie exprimée par le média qu’il qualifie. Dans les deux cas, ces usages révèlent que la personne qui juge tel ou tel média d’objectif ou de militant, n’a pas assez de recul sur ce qu’est un média et une idéologie.

Peut-on proposer un meilleur système médiatique ?

Après avoir analysé les limitations et biais de notre système médiatique, il importe de réfléchir aux possibilités d’en proposer un meilleur, un qui serait plus « neutre » dans sa manière de traiter l’information.

Un système médiatique plus « neutre » ?

Imaginez un média neutre, qui rapporterait fidèlement à son public ce qu’est la société dans laquelle son public vit. On sent vite l’impossibilité de la tâche : la société française se compose de millions de personnes, de travailleurs, d’étudiants, de millions de foyers, de dizaines de milliers de communes et d’équipes municipales, de centaines de milliers d’entreprises, etc., chacune de ces entités agissant plus ou moins en interaction avec les autres. Comment avoir connaissance de chaque tendance sociale, sociétale, environnementale et économique, en temps réel, traiter ces connaissances et en rendre compte tous les jours pour les lecteurs ? La tâche paraît titanesque et requerrait beaucoup (trop) de moyens.

De plus, ces moyens ne seraient pas forcément alloués de manière très habile : quelle utilité pour le public de disposer chaque jour d’un rapport fidèle et exhaustif de la société dans laquelle il vit, sans qu’aucun sujet en particulier ne soit mis en avant, et sans que personne n’ait le temps de tout lire ? Un tel rapport pourrait par exemple exposer les tendances générales de consommation de chaque type de légumes, du nombre d’heures de sport effectuées par région, par classe de métiers ou d’âge, au long de l’année, de la qualité des cours de français promulgués en 5ème, de l’âge des travailleurs dans le secteur de la raffinerie, ou tout autre information qui aurait un sens à l’échelle de notre société.

Vers un système médiatique plus émancipateur, moins contrôlant…

L’important, d’un point de vue démocratique, n’est-il pas plutôt que le public ait un modèle mental de la société dans laquelle il vit, qui lui permette d’en comprendre les enjeux réellement importants et donc d’influer dans le bon sens sur la marche de ladite société ?

C’est en tous cas le point de vue pris pour la suite. On pourrait caractériser d’émancipateur ce modèle idéal de système médiatique. Son rôle serait de donner du pouvoir de compréhension au plus grand nombre de gens, afin qu’ils puissent défendre efficacement leur point de vue, individuellement ou collectivement, et aboutir in fine à une amélioration de leurs conditions de vie (santé, accès aux ressources essentielles, bonnes relations sociales, meilleur environnement, etc.). Un tel modèle pourrait s’opposer à son exact contraire, un système de propagande pure, dont la fonction serait essentiellement contrôlante : faire accepter au plus grand nombre des décisions politiques ou économiques qui leur causeraient in fine tort (pauvreté, dégradation de leur santé, de leur environnement, de leurs relations sociales…), au bénéfice des quelques-uns qui contrôleraient ce système. Les systèmes médiatiques réels (français, ou d’autres pays) se situent entre ces deux modèles théoriques « extrêmes ».

…Qui doit donc être pluraliste

L’analyse montre que des modes communs  affectent notre système médiatique actuel et empêchent son pluralisme, spécifiquement vis-à-vis des informations susceptibles de déstabiliser le pouvoir économique en place. Plus concrètement, le système médiatique marginalise mécaniquement les informations ou opinions suggérant que le pouvoir économique ne concourt pas à l’intérêt du plus grand nombre, et amplifie au contraire celles qui véhiculent l’idée inverse.

Or, un système médiatique émancipateur devrait fournir, entre autres, les informations permettant à la population de garder un regard critique sur l’organisation, et la répartition, du pouvoir économique. Cela doit se faire de manière pluraliste, pour que les divers intérêts quant à cette organisation du pouvoir puissent s’exprimer, alimenter un débat démocratique, et, au besoin, faire évoluer ce pouvoir dans l’intérêt du plus grand nombre.

Il s’agit donc pour notre système médiatique d’aller vers plus de pluralisme, mais jusqu’où ? Faut-il que 5 idéologies différentes soient représentées ? 10 ? 100 ?

La bonne réponse n’est certainement pas dans le nombre absolu, mais dans la représentativité des idéologies en question dans la population. Dans un système médiatique idéal, on devrait trouver diverses idéologies qui donnent leur point de vue sur le monde, proportionnellement à la diversité observée dans la société.

Prenons l’exemple fameux du référendum de 2005 sur le traité pour une constitution pour l’Union Européenne. Une majorité des grands médias diffusaient principalement des positions favorables à l’adoption de ce traité (et prenaient même position via leurs éditorialistes, comme listé par Acrimed iciici et ici), quand, dans les urnes, le Non l’emportait. C’était le signe que sur les sujets éminemment importants pour le pouvoir économique, comme l’Union européenne et l’économie, le pluralisme médiatique était limité par rapport au pluralisme réel au sein de la société.

La couverture médiatique du mouvement des gilets jaunes (mouvement qui a été jugé comme potentiellement très déstabilisateur du pouvoir économique) au cours des mois de novembre 2018 à janvier 2019 a été largement focalisée sur la soi-disant « ultra-violence » du mouvement et donc sur son caractère antipathique, alors que plus de 60 % de la population française le trouvait sympathique. Un pluralisme conséquent aurait consisté à laisser s’exprimer, sur le fond, 60% d’opinion favorable au mouvement des gilets jaunes (ce qui aurait non pas focalisé l’attention sur « l’ultra-violence » mais sur les revendications de fond du mouvement, sur ses évolutions idéologiques et organisationnelles, sur les causes des mobilisations et les problèmes identifiés comme les plus importants par les gilets jaunes etc.). De même, un pluralisme conséquent aurait consisté à exprimer de manière bienveillante environ 50% d’opinion défavorable au traité sur l’Union Européenne en 2005.

Alors que proposer ?

Pour que les médias soient pluralistes, dans l’absolu, il faudrait que les modes communs auxquels ils sont soumis s’effacent. Le système de financement des médias doit être rendu le plus indépendant possible, ce qui signifie concrètement, dans une société, qu’il dépende du plus de monde possible de manière équirépartie (pour que le financement viennent de nombreuses et diverses sources, pour ne dépendre vraiment d’aucune d’elles).

Par exemple, des caisses médiatiques indépendantes pourraient être créées, à l’image des caisses de retraite ou d’allocation familiale (l’idée provient de ce livre, qui couvre la refonte de multiples systèmes de notre société). De statut privé à but non lucratif, ces caisses prélèveraient une « cotisation médiatique » auprès de la population et subventionneraient les différents médias avec cet argent, selon deux critères : la moitié de l’argent serait distribuée en fonction du seul audimat/ lectorat ; l’autre moitié serait attribuée selon les critères de qualité, de créativité, de sérieux, fixés par la caisse en question. Ainsi un équilibre pourrait être trouvé entre des médias trop spécialisés et peu abordables, et des contenus de qualité et pédagogiques. Les médias (par exemple, mobilisant une force de travail supérieure à 20 salariés) auraient interdiction d’être financés autrement que par ces caisses. Notons qu’aujourd’hui déjà, l’État prélève une sorte de « cotisation médiatique » à travers la redevance télé ou « contribution à l’audiovisuel public », ce qui permet de financer les médias audiovisuels publics. Il s’agirait donc de rendre le système actuel plus pluraliste par une diversité de caisses.

Une vingtaine de ces caisses seraient créées ; leurs salariés seraient recrutés après une formation aux médias reconnue par l’Etat et selon un numerus clausus imposant la juste représentativité d’origine sociale, géographique, de genre etc. Leur travail serait de mener une analyse critique des médias et d’allouer les subventions médiatiques. Ce travail serait rendu public. Le nombre de caisses et la représentativité des équipes permettraient ainsi un financement de médias divers.

Au sein des grands médias, le même numerus clausus serait appliqué au recrutement (en plus d’une formation reconnue en journalisme) pour garantir une juste représentativité des équipes qui traitent et diffusent l’information. Elles doivent être formées, en lien avec le monde universitaire et tout au long de leur carrière, notamment sur les sujets de fond qu’elles sont amenées à traiter, et avoir assez de moyens pour travailler sans précipitation. Au vu de l’enjeu démocratique, des relectures croisées du travail effectué, entre journalistes de diverses idéologies, devraient être mises en place, rendant le traitement même de l’information plus démocratique.

Les petits médias autofinancés, ou entièrement financés par leur lectorat, seraient toujours autorisés, et constitueraient un tissu de médias très spécialisés, ou “alternatifs” aux médias financés par les caisses.

Une autre option possible serait de proposer que les médias soient financés directement par un choix des citoyens, via une distribution chaque année de bons de financement de médias, par l’Etat aux citoyens, qu’ils choisiraient de reverser aux médias de leur choix. Encore d’autres possibilités existent certainement…

Un tel système médiatique permettrait l’expression dans les grands médias d’une palette d’idéologies bien plus étendue quant au pouvoir économique que dans le système médiatique actuel. Mais peut-être y émergeraient de nouveaux modes communs, ce qui nécessiterait une nouvelle réflexion et une nouvelle amélioration du système médiatique.

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