Impossible de parler du monde actuel sans parler du fameux pic pétrolier, ou peak oil comme disent les experts et autres gens branchés. Oui, les gens branchés parlent beaucoup du peak oil. Ils débattent de ce sujet comme s’il s’agissait d’un sujet de la plus haute importance. Pourquoi ? Déjà, dans « pic pétrolier » vous reconnaissez le mot « pétrole », qui est un des mots clé pour comprendre notre monde. Le pétrole est une source d’énergie, et l’énergie est LA nourriture de base de notre économie moderne, qui, une fois toute cette énergie digérée, fait quelques rots et pets de pollution, qui viennent titiller notre climat. Et puis il y a le mot « pic »… J’en entends me suggérer que le pic pétrolier est sûrement un petit outil qui permettrait de trouver du pétrole en creusant des trous. Mauvaise réponse, car pour creuser des trous, les machines nous ont remplacé il y a bien longtemps ! 😉
Arrêtons de tourner autour du pot : qu’est-ce que le pic pétrolier ?
Pic pétrolier et pic d’alcoolémie, c’est la même chose ?
Imaginez un cocktail Mojito géant à partager avec vos amis, dans un grand verre plein de glace pilée, de menthe, et de citron. Chacun plante sa paille dans le grand verre, et sirote à son allure. Au début, le verre est plein de liquide alors la glace pilée ne gêne pas trop, et peu de feuilles de menthe viennent boucher votre paille. Le mojito est bon, tout le monde s’amuse, l’ambiance est au beau fixe . Et puis arrive un moment où petit à petit, imperceptiblement, l’ambiance se met à se crisper sans que vous sachiez vraiment pourquoi. De plus en plus d’amis commencent à faire du bruit avec leur paille car la glace pilée et les feuilles de menthe se coincent dedans. La discussion s’effiloche… En vous concentrant un peu sur ce qu’il se passe, vous vous rendez compte que ce qui plombe l’ambiance, c’est qu’il est de plus en plus difficile d’aspirer du cocktail ! Et tout le monde s’aperçoit que ce mojito à partager n’était pas si grand que ça… Ça va de pire en pire : voici déjà des amis qui aspirent le fond du verre en plantant leur paille le plus profond possible dans la glace pilée ! On entend des bruits d’aspiration par les pailles, qui font monter plus d’air que de cocktail. Certains essayent même de casser la glace en la touillant ou en enfonçant leur paille dedans par à-coups, histoire de récupérer les dernières gouttes de Mojito… Et puis c’est la fin, tout est bu !
Bon la scène est un peu caricaturée, mais avouez que cela se passerait globalement comme ça 😛 . Maintenant imaginez le scientifique de la bande vous dire qu’il a placé de petits capteurs dans vos pailles pour savoir combien de boisson chacun aspirait à chaque minute (bon ok, un peu bizarre votre pote ). Que verrait-il ? Sûrement quelque chose comme ça :
Et voila, vous venez d’assister à un « pic mojito » ! Plus précisément, le pic est situé au moment où le débit de mojito (c’est-à-dire la quantité de mojito aspirée chaque minute) a été le plus grand au cours de la soirée. Vous remarquez que la différence entre avant et après le pic n’est pas qu’il reste ou qu’il ne reste plus de mojito, mais plutôt qu’avant le pic on peut boire autant de mojito qu’on veut, alors qu’après, on ne peut plus en avoir autant qu’on en veut (sauf si on décide d’en vouloir de moins en moins, par exemple parce que la pina colada vient d’être servie et que les gens ne veulent plus de mojito).
Maintenant, remplacez le grand verre de mojito par l’ensemble des réserves naturelles de pétrole sur Terre, remplacez les pailles par des derricks d’exploitation du pétrole, ou par des plates-formes pétrolières sur la mer, remplacez la glace pilée par la roche poreuse dans laquelle on trouve le pétrole, et vous avez une illustration, certes un peu simplifiée, de ce qu’on appelle le pic pétrolier mondial. Remarquez qu’il y a un pic parce qu’on a une quantité donnée de mojito au début de la soirée (un grand verre, pas plus). Si le mojito pouvait se régénérer, alors il n’y aurait pas forcément de pic. Le pétrole qu’on trouve naturellement sur Terre est dans cette situation, puisqu’il faut au moins 10 millions d’années pour que du pétrole se forme sans qu’on ait rien à faire. Et oui, c’est l’une des raisons pour laquelle le pétrole naturel est si intéressant : c’est que personne n’a levé le petit doigt pour qu’il se fabrique. Par contre, ça prend du temps à se fabriquer tout seul… Donc, à notre petite échelle, la Terre possède un stock de pétrole donné au début de la soirée, pas plus. C’est pour ça que tout le monde sait qu’il va y avoir un pic pétrolier. Là-dessus, les spécialistes sont tous d’accord. Par contre, les gens en débattent tant parce qu’ils ne sont pas d’accord sur le moment du pic, et sur sa hauteur.
Un pic ? Mouais, et alors.. ?
Vous allez me dire, tout le monde se fiche de savoir quand a eu lieu le pic mojito de ma dernière soirée, et tout le monde se fiche de sa hauteur. Alors pourquoi autant de débat sur le pic pétrolier ? On l’a déjà vu, le pétrole est le carburant principal de notre économie. Un coup de mou dans l’économie européenne qui dure plus de 3 ans ? Cherchez l’explication du côté du pétrole 😛 ! Politiquement et socialement parlant, un pic pétrolier demain, ou un pic pétrolier dans 100 ans, ce n’est pas du tout la même chose. Car si le pic arrive demain, cela veut dire qu’il est très tard pour commencer à réfléchir à comment se passer de pétrole « naturel ». Donc une économie non préparée (comme la notre) se mettrait à piquer du nez, avec le pouvoir d’achat et les emplois qui vont avec. Si le pic est dans 100 ans ou plus, on a encore le temps de prévoir cet « après-pétrole » (qui viendra forcément un jour) en perfectionnant d’autres sources d’énergie par exemple.
Alors que disent les « spécialistes » qui débattent sur le pic pétrolier ? En simplifiant, on peut dire que les ingénieurs (surtout ceux qui ont les mains dans le cambouis, c’est-à-dire les ingénieurs qui s’occupent de l’environnement et ceux qui s’occupent de trouver et d’aspirer du pétrole), et de plus en plus d’économistes (ceux qui regardent les gros sous que les gens investissent dans les activités liées au pétrole) pensent que le pic pétrolier est déjà passé en ce qui concerne le pétrole « conventionnel ». Le pétrole conventionnel, c’est celui qui est facile à aller chercher et à aspirer, donc c’est celui qu’on aspire depuis déjà bien longtemps. Un peu comme si lors de ma soirée il y avait le grand verre directement servi sur la table, pratique à boire, mais aussi du mojito servi dans de larges assiettes plates. Evidemment, on commencerait à boire le verre avant d’aller lécher tant bien que mal le mojito sur les assiettes plates. C’est la même chose pour le pétrole.
Grand show de yoyo pétrolier pour la seconde partie de soirée !
Il se trouve que ce beau pétrole servi dans un grand verre sur la table (le pétrole conventionnel) a déjà passé son pic (pas de bol hein, on a raté le début de soirée !). L’avantage de ce pétrole, c’est qu’il n’est pas cher en soi, puisqu’il faut passer peu de temps à l’aspirer puis à le vendre. Une fois le pic de « pétrole pas cher » franchi, on n’arrive plus à faire sortir autant de pétrole qu’on voudrait pour satisfaire le débit consommé par les gens. Cela crée un écart entre l’offre (qui augmente moins vite qu’avant) et la demande (qui augmente toujours autant) et cela fait grimper les prix du pétrole. Qu’est-ce que cela change pour nous ?
Attention : le passage technique de cet article
Voilà une question un peu technique (à zapper si vous n’avez pas bien dormi la nuit dernière), mais importante pour comprendre ce que notre économie est en train de subir en Europe, et pour comprendre ce que quelques spécialistes prévoient pour la suite. Cette augmentation du prix car on approche du pic de débit de pétrole conventionnel a deux effets :
- Elle tend à ralentir la demande (les gens ne peuvent plus se permettre d’acheter autant de pétrole que ce qu’ils avaient prévu). Là, cela mène à deux chemins possibles : soit les entreprises trouvent des solutions pour produire ce qu’elles avaient prévu mais en utilisant moins de pétrole que prévu, soit, directement, elles produisent moins que prévu (et chaque produit vaut plus cher). Le premier chemin est le plus séduisant, mais c’est celui qui requiert le plus de temps : il faut modifier la manière de produire certaines pièces, changer des machines, et y réfléchir sérieusement avant d’entreprendre ce changement. Ce qu’on peut dire de manière générale, c’est que l’augmentation du prix du pétrole mène à un affaiblissement de l’économie (on produit moins), mais aussi, un peu plus tard, à un changement de la manière de travailler pour prendre en compte le prix élevé du pétrole.
- Cela tend à faire accélérer l’offre, car des sources de pétrole bien connues mais difficiles d’accès deviennent rentables à exploiter. C’est le cas des pétroles de schistes ou des sables bitumineux, ou encore du pétrole « off-shore profond », c’est-à-dire du pétrole qu’on extrait profond sous le sol marin. En gros, ce qu’il se passe est que les entreprises pétrolières savent à peu près combien va leur coûter l’extraction de ce pétrole peu accessible (par exemple, 50€/baril), si bien qu’elles attendent que le prix du pétrole soit suffisamment élevé (par exemple, 90€/baril) pour se lancer dans l’extraction (pour récupérer 40€/baril dans notre exemple). Cela prend bien sûr du temps, car il faut creuser de nouveaux puits, donc installer les infrastructures (routes, ponts, derricks, oléoducs, plates-formes pétrolières…) qui le permettent.
Pas forcément très simple à visualiser tout ça… Ce qu’il faut garder en tête, c’est qu’une grosse augmentation du prix du pétrole mène à un ralentissement de l’économie, et elle pousse à aller chercher du pétrole plus difficile d’accès. Cependant, on voit que l’accélération de l’offre (en allant chercher du pétrole plus difficile d’accès) arrive plus lentement que la décélération de la demande (l’économie qui ralentit). Cela mène au mécanisme suivant, qui nous attend certainement pour les prochaines années :
- Repartons du début : le pic du pétrole conventionnel est franchi, donc le prix du pétrole augmente (c’est ce qu’il s’est passé en 2008).
- Les entreprises pétrolières investissent dans de nouveaux puits de pétrole peu accessibles. Pendant ce temps, l’économie ralentit, plus ou moins selon les régions du monde (c’est ce qu’il est arrivé à l’Europe entre 2008 et 2014). Le prix reste élevé.
- Lorsque les nouveaux puits ouvrent (c’est ce qu’on a appelé aux U.S. la « révolution du pétrole de schiste »), l’offre augmente alors que l’économie a ralenti. Cela crée un écart entre l’offre et la demande, si bien que le prix du pétrole chute (fin 2014).
- Les entreprises pétrolières arrêtent d’exploiter leurs puits de pétrole non-conventionnel, qui ne sont plus rentables lorsque les prix sont bas. Pendant ce temps, l’économie repart.
- Lorsque l’économie produit à nouveau trop par rapport aux sources de pétroles disponibles à ce bas prix, un nouvel écart offre-demande apparaît, et on se retrouve au point 1 pour un nouveau tour de manège.
Pic subi, ou pic choisi ?
Au final, vu de loin, on n’aura pas un beau pic pétrolier bien pointu, mais plutôt une montée, suivie d’un plateau, les deux étant en tôle ondulée parce que la production oscillera en fonction du prix du pétrole : une plus forte production lorsque le prix sera élevé, et une production plus faible lorsque le prix sera plus bas. Et remarquez que le prix « bas » de ce plateau oscillant sera toujours plus élevé que le prix du pétrole conventionnel qu’on connaissait avant 2003. Ca, tout le monde est d’accord pour le dire : fini le pétrole pas cher !
Et puis il y a bien sûr des gens plus optimistes (pour la plupart, des économistes) qui pensent que nous ne subirons pas le pic pétrolier (le pic total, c’est-à-dire celui du pétrole conventionnel + les autres sources de pétrole « non conventionnel »), car ce pic est suffisamment loin de nous. Ainsi, nous aurons le temps de transformer notre monde pétrolier en monde sans pétrole. Ils pensent par exemple que les lois du marché nous mèneront tout naturellement à choisir les énergies renouvelables qui ne seront plus chères du tout lorsque le prix du pétrole sera trop cher . Ils pensent donc que les industries pétrolières ne pourront même plus exploiter le pétrole difficile d’accès : il sera trop cher par rapport aux énergies renouvelables. Bref, d’après eux le plateau en tôle ondulée ne durera pas car on n’aura progressivement plus besoin de pétrole.
Alors qui a raison ? Cet article est déjà trop long pour en parler, mais la réponse se trouve en partie dans notre connaissance actuelle des sources d’énergie alternatives au pétrole. Autrement dit, est-on sur la bonne voie en termes de fonctionnement de l’économie et en termes de nouvelles technologies pour éviter de se prendre le pic en pleine face ?