Pouvoir énergie

Le rôle de l’énergie dans l’auto-organisation du pouvoir

Dans mon post précédent, j’ai proposé une définition du pouvoir capitaliste tel que je peux l’observer actuellement en France, dans l’Union Européenne, et en général dans les pays dits développés. Selon cette définition, le pouvoir capitaliste est une entité macroscopique composée d’un pouvoir économique, d’un pouvoir politique, d’un pouvoir médiatique et secondairement d’un contre-pouvoir « populaire ». J’argumente que ces pouvoirs interagissent les uns avec les autres de manière à ce que les profits obtenus par le pouvoir économique soient maximisés.

Il me semble que cette définition est la plus utile et la plus puissante pour comprendre la marche de nos économies actuelles, notamment vis-à-vis des contraintes énergétiques et environnementales que nos sociétés rencontrent et rencontreront au cours du XXIème siècle.

J’explore dans le présent post le lien, qui me semble intime, entre le comportement du pouvoir capitaliste et le débit d’énergie dont l’économie qu’il pilote dispose.

Mon analyse mène à la conclusion qu’en période de débit d’énergie en apparence illimité, le pouvoir capitaliste s’auto-organise de manière à faire monter une classe moyenne et à réduire les inégalités ; au contraire, en période de débit d’énergie contraint, dont la situation actuelle, il s’auto-organise de manière à creuser les inégalités.

Je détaille les divers mécanismes qui relient le débit d’énergie disponible à ces comportements différenciés, lorsque l’énergie semble illimitée, puis lorsqu’elle est contrainte.


 

Nous l’avons déjà largement discuté sur ce blog, l’énergie constitue le sang de notre économie. L’économie peut être comparée à un métabolisme qui prélève des ressources dans son environnement (du bois, des animaux, des plantes, des minerais, de l’énergie…), qui les transforme en biens et services, et ce faisant génère des déchets (pollution de l’air, de l’eau, des sols). L’énergie joue un rôle crucial sur la phase de transformation, car toute transformation requiert de l’énergie. Par exemple, pour produire un meuble en bois, il faut couper des arbres, les débarder, puis couper le bois en planches, les transporter dans une usine d’assemblage, monter le meuble, puis le transporter afin qu’il arrive dans votre salon. A chacune de ces étapes, il faut de l’énergie.

C’est bien sûr un travailleur (salarié, indépendant, artisan, agent public…) qui actionne les flux d’énergie via diverses manettes, boutons, volants, leviers, touches, etc. Par exemple, le conducteur du poids lourd qui transporte les planches ne fournit aucune énergie dans l’acte de transporter les planches (ou alors c’est lui qui pousserait le camion !) ; il ne fait en fait que piloter le camion dont le carburant permet le mouvement.

Ainsi, toute valeur ajoutée produite par une entreprise repose sur des transformations pilotées par ses salariés, et effectuées par de la consommation d’énergie. D’un point de vue macroéconomique, une fois les salariés (qui ont piloté cette chaîne de valeurs ajoutées) rémunérés, et les impôts payés, il reste les bénéfices des entreprises, que les actionnaires peuvent décider de se reverser (alternativement, ils peuvent décider de réinvestir une partie des bénéfices dans les entreprises). Donc, sans énergie consommée, pas de bénéfices, et pas de dividendes à se reverser.

Un fonctionnement différent selon que l’énergie est abondante, ou limitée

Quand l’énergie est abondante et peu chère, l’agrégat des entreprises peut produire beaucoup plus de biens et de services sur une année que l’année précédente. Lorsque l’énergie devient contrainte et plus chère, cet agrégat ne peut plus en produire autant.

Or, selon notre définition du pouvoir, tout fonctionne comme si cet agrégat ne visait qu’une chose : la maximisation des profits de ses actionnaires à court terme. Ainsi, en fonction de l’énergie disponible, cet agrégat peut prendre différents modes de fonctionnement afin de répondre à son objectif.

Lorsque l’énergie est abondante, les bénéfices viennent tout seul

Si l’énergie est abondante, c’est-à-dire si la consommation d’énergie peut croitre fortement d’une année à l’autre, il vaut mieux augmenter rapidement la quantité de biens et de services produits, quitte à se faire peu de marge sur chaque bien ou service vendu. C’est l’augmentation du volume produit qui permet l’augmentation des bénéfices. Si par exemple je peux consommer à peu de frais 5% d’énergie en plus, pour produire 5% de biens en plus, et en supposant que mes coûts (salaires, intrants…) augmentent proportionnellement, je vais obtenir 5% de bénéfices en plus. Cela correspond à une augmentation de la taille de mon marché.

Cependant, pour ce faire, il faut que suffisamment de gens puissent acheter ces biens et services, et les désirent. C’est ainsi qu’Henry Ford décida dans les années 1910 de mieux payer ses propres employés et de leur donner 2 jours de congés par semaine, afin qu’ils puissent s’acheter les voitures Ford qu’ils participaient à produire. Il s’était aperçu qu’ils n’avaient pas l’utilité d’une voiture car ils n’avaient pas le temps d’en utiliser une, ni le salaire pour se la payer. Dans les années 1920, une entreprise productrice de bacon a fait appel à l’un des tous premiers lobbyistes modernes pour qu’il construise l’idée qu’un petit déjeuner « sain » devait contenir du bacon. En passant par quelques médecins influents, le tour était joué, et cela a permis à l’ensemble des entreprises de bacon (pas seulement celle qui avait mandaté le lobbyiste) de vendre plus de bacon. Dans ces deux exemples, le but recherché était bien d’augmenter rapidement la taille du marché, ce qui maximisait les bénéfices. Au contraire, une entreprise de bacon restant sur un petit marché, même en se faisant plus de marge sur chaque tranche vendue, se serait fait largement dépasser par sa concurrente.

En parallèle, il faut que suffisamment de gens soient disponibles pour travailler à piloter toujours plus de flux d’énergie. Au premier ordre, si on veut produire 5% de plus chaque année, il faut trouver 5% de main d’œuvre en plus chaque année. C’est ainsi qu’au cours de 30 glorieuses, le chômage était très bas, et les femmes ont constitué ce gisement de main d’œuvre supplémentaire, nécessaire à une forte croissance de la taille des marchés et du nombre de biens et services vendus.

Lorsque l’énergie est limitée, il faut aller chercher les bénéfices « avec les dents »

Au contraire, si l’énergie est plus rare, il n’est pas possible de faire augmenter la taille du marché aussi rapidement. Cela se traduit par des produits qui sont relativement moins accessibles qu’en période d’énergie abondante (soit ils sont plus chers soit le pouvoir d’achat moyen est moins élevé, ce qui en revient au même).

Dans ce cas, difficile de conserver les mêmes taux de croissance des bénéfices qu’en temps d’abondance énergétique. Plusieurs stratégies sont alors envisageables pour y remédier. Leur nombre n’est certainement limité que par la créativité des intéressés, et je passe ici en revue un certain nombre d’entre elles qu’on peut voir à l’œuvre dans nos économies capitalistes. Je détaille ces mécanismes et leur logique, pour expliciter les multiples conséquences qu’a(ura(it)) une restriction énergétique pour un système capitaliste.

  • Faire évoluer le modèle d’affaire de leurs entreprises. Les grands actionnaires peuvent décider d’adapter le modèle d’affaire de leur entreprise, en fonction de ses forces, faiblesses, et des opportunités et menaces qui se présentent à elle, dans le but de réduire leurs couts et/ou augmenter leurs marges toutes choses égales par ailleurs. Par exemple, ils peuvent viser un marché plus luxueux en augmentant la qualité de leur gamme sans pour autant trop augmenter leurs coûts. Cette option est plus coûteuse et risquée que les suivantes car elle constitue un changement de stratégie, voire un changement de modèle d’affaire.
  • Réduire l’investissement pour augmenter les profits. Les grands actionnaires peuvent décider de moins investir pour le futur de leur entreprise afin de se verser immédiatement plus de bénéfices sous forme de dividendes, ou de se faire racheter leurs actions par l’entreprise elle-même. Cela correspond à un pilotage plus court-termiste de l’entreprise, qui génère des dividendes à court-terme mais qui conduit plus tard au déclin de l’entreprise.
  • Améliorer la productivité par de meilleurs procédés. Ils peuvent décider de grignoter des parts de marchés aux concurrents en améliorant leurs procédés de production, ce qui est néanmoins risqué car c’est un jeu à somme nulle.
  • Privatiser des pans de secteur public. Une solution de repli efficace est alors de faire passer des activités du secteur public vers le secteur privé. Pour cela, ils peuvent faire pression, par leurs lobbies ou par leurs relations personnelles, pour que le service public soit vendu ou délégué au pouvoir économique. Cela leur fournit un marché vierge à conquérir, qui leur permet de retrouver une dynamique d’agrandissement du marché. En France c’est ce qu’il s’est passé pour le secteur pétrolier, pour les autoroutes, pour la téléphonie, etc., et c’est ce qu’il se passe pour les aéroports, le ferroviaire, ou bientôt pour les centrales hydroélectriques. La caisse de retraite française est également en passe, si le gouvernement Macron termine sa réforme, de se privatiser lentement par un transfert de cette caisse vers des fonds de pension privés. Je ne préjuge ici en rien de l’efficacité comparée entre une gestion par le secteur public ou par le secteur privé, efficacité qui dépend du secteur. Je note simplement qu’il s’agit d’une stratégie valable pour atteindre des marchés vierges et donc de nouvelles opportunités de bénéfices.
  • Faire pression pour que l’Etat oriente de plus en plus les flux de richesses des contribuables vers les entreprises. Les grands actionnaires peuvent faire pression sur le pouvoir politique pour qu’il baisse les impôts et taxes sur les entreprises, ou (c’est équivalent) pour qu’ils les subventionnent.
  • Faire de l’optimisation fiscale au niveau international. Ils peuvent également opter pour une stratégie d’optimisation fiscale au niveau international, pour que leur entreprise paye le moins d’impôts possible au global. A long-terme, c’est un manque à gagner pour les Etats qui mène à leur affaiblissement, et les incite à revendre des biens publics.
  • Faire pression pour une mise en concurrence fiscale et salariale entre les pays. De manière bien plus puissante, les grands actionnaires peuvent faire pression pour que se mettent en place des institutions internationales (ou, à défaut, de simples accords) promouvant la mise en concurrence de pays dont les normes fiscales, les niveaux de salaire et de compétitivités sont différents, qui permettent dans un second temps de faire pression sur l’Etat pour qu’il subventionne, ou baisse les taxes, sous la menace de pertes d’emplois (par délocalisation, la main d’œuvre étant moins chère ailleurs) ou d’optimisation fiscale (en payant ses impôts dans un autre pays). L’Union Européenne est une telle institution : les mouvements de biens et de capitaux y sont libres, mettant toutes les entreprises de la zone en concurrence alors que certains de ces Etats Membres ont des taux d’imposition sur les entreprises très faibles (Irlande, Luxembourg, Malte, Pays-Bas), que les niveaux de salaires y varient d’un facteur 1 à 8, et que la monnaie unique ne permet pas d’atténuer par les jeux des taux de changes les différences de compétitivité entre les Etats Membres. C’est ainsi que le CICE, justifié par un manque de compétitivité de l’industrie française, a permis d’alléger les coûts des entreprises de 20 milliards d’€ par an pendant ses 7 ans d’existence (ce dispositif est maintenant pérennisé sous forme d’une baisse des cotisations patronales), ce qui constitue une réorientation de l’argent public vers les entreprises.
  • Faire pression sur le droit du travail et orienter les financements, de manière à réduire les coûts salariaux. Les grands actionnaires peuvent orienter les salaires à la baisse en modifiant leur politique de recrutement (par exemple se séparer de leurs salariés anciens, et donc couteux, au profit de nouveaux, moins couteux, ou encore remplacer les salariés qui partent par de la sous-traitance qui donne au salarié un statut moins avantageux), ou en investissant dans des entreprises qui fournissent les mêmes biens et services mais qui payent moins les travailleurs et cotisent moins pour les protéger. Par exemple, RBNB remplace les acteurs traditionnels de l’hôtellerie, Deliveroo ou Amazon remplacent des entreprises de livraison, tout en évitant les normes de sécurité au travail ainsi que la couverture santé des travailleurs, en passant par un travail non salarié. Notez que ces statuts nouveaux d’autoentrepreneur ont été permis par des modifications du droit du travail. La SNCF, ENGIE ou EDF passent de plus en plus par des sous-traitants ou des filiales qui n’offrent pas les mêmes statuts à leurs employés, permettant de réduire les avantages, formes de salaire indirect.
  • Augmenter la productivité par plus de contrôle des travailleurs et d’automatisation. Indépendamment du point précédant, ils peuvent pousser des politiques d’augmentation de la productivité dans les entreprises afin de payer moins de salaire pour plus de biens et services produits. C’est ainsi que des entreprises comme La Poste, les entreprises de vérification de la sûreté des ascenseurs, ou les entreprises d’aide à la personne (care), demandent à leur salariés d’augmenter le nombre de services rendus à l’heure, parfois au détriment du contact humain ou du sens que le travailleur donne à son travail. La productivité peut également être augmentée par de l’automatisation (caisses automatiques dans les supermarchés qui évitent de payer les caissiers, écrans publicitaires qui évitent de payer les colleurs d’affiche, compteurs Linky qui évitent de payer le releveur de compteur, caméras de vidéosurveillance pour éviter de payer des agents qui font des rondes, etc.). Notez cependant que ces stratégies de réduction de la masse salariale (réduction des salaires et/ou du nombre de salariés pour produire autant de biens et de services) mènent, pour l’agrégat des entreprises, à des consommateurs qui ont moins de pouvoir d’achat et donc qui consomment moins. A cause de ce bouclage macroéconomique, c’est une stratégie qui peut fonctionner pour une entreprise seule, ou sur un temps limité, mais qui dégrade la situation pour les actionnaires au global si cette stratégie est utilisée largement sur le moyen terme.
  • Faire pression pour minimiser les normes environnementales, sanitaires, ou de sécurité. Les grands actionnaires peuvent faire pression sur le pouvoir politique pour qu’il minimise les obligations légales qui génèrent des coûts pour leurs entreprises, ou alors pour qu’il n’en mette pas de nouvelles en place : par exemple, les normes environnementales, sanitaires, les normes relatives aux risques industriels, ou les normes de sécurité pour les travailleurs, peuvent être réduites, optimisées, ou négociées, pour réduire les coûts (c’est visiblement ce qu’il s’est passé pour le cas de Lubrizol).
  • Faire pression pour une mise en concurrence environnementale, sanitaire, ou de sécurité entre les pays. De manière bien plus puissante, ils peuvent faire pression pour que se mettent en place des institutions internationales (ou, à défaut, de simples accords) favorisant la mise en concurrence de pays dont les niveaux de normes sociales, sanitaires, de sécurité, ou environnementales sont différents, qui permettent dans un second temps de faire pression sur l’Etat pour qu’il baisse ses normes sous la menace d’une délocalisation, voire d’utiliser des travailleurs détachés qui sont soumis aux faibles cotisations sociales de leur pays et pas du pays dans lequel ils travaillent.
  • Faire pression pour établir des accords commerciaux (si possible inéquitables) avec d’autres pays. Les grands actionnaires peuvent faire pression sur le pouvoir politique pour qu’il signe des accords commerciaux, ou des traités internationaux, favorisant l’accession à des marchés encore relativement vierges, ailleurs. Dans les cas extrêmes, ils peuvent également faire pression pour que le pouvoir politique impose (militairement, économiquement, ou diplomatiquement) à un autre pays de leur réserver un marché. Serait-ce qui a poussé la Grèce à s’armer abondement d’armes françaises et allemandes, et à vendre nombre de ses aéroports à l’Allemagne suite aux pressions financières de la troïka ? Je n’ai pas assez creusé le sujet pour l’affirmer ou l’infirmer, mais de telles stratégies sont envisageables.
  • Faire pression pour maintenir des institutions qui favorisent et sécurisent les profits. Enfin, ils peuvent faire pression pour que se développe, ou au moins se maintienne, un système financier qui permet d’obtenir des profits supérieurs à ceux que l’économie réelle pourrait leur apporter, via des outils sophistiqués de spéculation et des institutions qui favorisent et protègent ces profits. Ainsi le système financier actuel leur permet d’atteindre des taux de rendement plus élevés que ceux accessibles par l’économie réelle, et sans grand risque pour eux. Dans l’Union Européenne, les actifs financiers sont surévalués par l’injection constante de monnaie par la Banque Centrale Européenne, et en cas de grosse perte (une crise financière), les Etats Membres sauvegardent la valeur des actifs au détriment du contribuable. C’est la fameuse mécanique du « privatiser les profits, socialiser les pertes ».

Résumons :
énergie abondante = montée de la classe moyenne ;
énergie contrainte = pouvoir néolibéral

Assez systématiquement, vous vous rendez certainement compte que la situation d’énergie abondante semble correspondre à ce que nous avons connu en Europe pendant les 30 glorieuses, tandis que la situation d’énergie contrainte correspond à notre époque, dite d’économie néolibérale.

  • En période d’énergie abondante, il faut que la taille du marché s’accroisse : le marché doit alors trouver des consommateurs en grands nombres, et accompagner leur émergence, par la création de besoins nouveaux, via du marketing, de la publicité, et une hausse du temps libre et des salaires. Il doit également trouver des travailleurs pour piloter les flux d’énergie qui effectuent la production. Cette production et cette consommation de masse correspond à l’apparition d’une classe moyenne : les ménages accèdent en à peine quelques décennies aux frigos, machines à laver, maisons individuelles avec jardin, voitures, viande à tous les repas, etc. Cela correspond à une phase d’expansion de tous les marchés en même temps, c’est-à-dire une phase de croissance très forte. Cette phase est associée à de larges bénéfices pour les actionnaires. On peut dire que le pouvoir capitaliste est dans une logique « gagnant gagnant » vis-à-vis de la population en période d’énergie abondante (au moins du point de vue de la consommation matérielle).
  • En période d’énergie contrainte, il est difficile de maintenir les bénéfices que l’on a connu en phase d’énergie abondante. Alors diverses stratégies peuvent être utilisées. Ces stratégies mènent aux conséquences suivantes : pression sur les normes environnementales, sanitaires, de sécurité au travail ou de sûreté industrielle, privatisation de services publics, réduction globale des moyens de l’Etat, baisse des salaires, hausse du chômage, baisse des investissements privés pour le futur des entreprises. Tout ceci débouche sur un appauvrissement de ceux dont les revenus dépendent essentiellement de leur travail, et un maintien de la richesse de ceux dont les revenus dépendent essentiellement de leurs rentes (les dividendes que leur reversent les entreprises qu’ils possèdent). Les moyens de l’Etat s’amenuisant, une pression est mise sur les services publics pour réduire leurs coûts. J’en ai discuté pour le cas de l’hôpital français lors de la crise du COVID, et en avais conclu à une moindre capacité d’adaptation face à une crise sanitaire. De même, les autres services et entreprises publiques tentent de réduire leurs coûts parfois au détriment des normes environnementales, sanitaires, ou de sécurité, amorçant la même tendance que le secteur privé (voir l’incendie de la station d’épuration d’Achères, dont les causes ne sont cependant pas encore établies). Bref, cette période mène le pouvoir capitaliste à une augmentation des inégalités et une augmentation des risques (sanitaires, industriels, environnementaux). Cela correspond à une phase de croissance faible voire nulle. Le pouvoir capitaliste entre dans une phase néolibérale et dans une logique « gagnant perdant » vis-à-vis de la population en période d’énergie contrainte.

La théorie à l’épreuve des faits : l’énergie consommée

Reste maintenant à voir si ces descriptions sont bien en phase avec les évolutions constatées de la consommation d’énergie dans le monde au cours des 30 glorieuses puis après.

energie primaire

Les courbes ci-dessus représentent l’énergie consommée dans le monde depuis les années 1940. On y observe une croissance de la consommation de type exponentielle pendant les 30 glorieuses (de 1940 à 1970, extrapolée par la courbe pointillée sur le graphique), puis une croissance de type linéaire par la suite. Au cours des années 1970, deux événements majeurs ont matérialisé le fait que le débit d’énergie qui serait disponible n’allait plus croître autant qu’avant : les chocs pétroliers (1973, 1979, qu’on voit très clairement apparaître sur la courbe du pétrole seul, éloquente dans la rupture qu’on constate suite à ces chocs).

Conso pétrole

On voit ainsi la rupture entre la phase d’énergie abondante, dans le sens où sa croissance était apparemment sans limite (le nombre de transformations pouvait, en apparence, augmenter sans limite l’année suivante, et avec lui la taille du marché), et la phase d’énergie contrainte, lors de laquelle le marché ne peut plus augmenter de manière exponentielle. Ces phases correspondent bien aux 30 glorieuses, puis à l’ère néolibérale qui arrive à partir de la fin des années 1970.

Cela ne démontre cependant pas un lien de causalité entre le débit d’énergie et le comportement de l’économie. Deux histoires crédibles peuvent en effet être avancées : (a) l’idéologie néolibérale s’impose d’elle-même au cours des années 1970 – 1980 et ainsi le pouvoir économique se focalise sur les profits venant de la spéculation financière et sur les baisses de coût comme décrit précédemment, et ce faisant délaisse l’économie réelle. Ce mouvement creuse les inégalités, réduit la capacité de consommation de la population et donc réduit l’extraction d’énergie ; (b) des contraintes géologiques et géopolitiques à l’extraction de pétrole se cristallisent au moment des chocs pétroliers. Elles permettent à l’idéologie néolibérale de s’imposer au cours des années 1970-1980 par sa meilleure efficacité à maximiser les profits à court terme pour le pouvoir économique, dans ce nouveau contexte énergétique. Notez que si c’est l’option (a) qui prévaut, cela signifie qu’en fait le pouvoir capitaliste n’a pas été contraint par la taille du robinet à pétrole, et donc qu’il ne cherche pas à maximiser ses profits ou alors qu’il est inefficient à le faire depuis que l’idéologie néolibérale s’est imposée. La question n’est pas que théorique : si l’option (a) prévaut, des politiques de « relance keynésienne » et de redistribution des richesses pourraient relancer la consommation en général et celle de pétrole en particulier, en suivant de forts taux de croissance au niveau mondial, et tout en satisfaisant les grands actionnaires ; cela ne serait pas le cas si l’option (b) prévaut, comme je le pense, et il faudrait alors proposer d’autres politiques économiques.

La théorie à l’épreuve des faits : les inégalités

Lors de la phase d’énergie contrainte, les bénéfices peuvent continuer d’être exponentiels, mais au prix d’un accroissement des inégalités : tout se passe comme si, par les diverses stratégies que j’ai citées précédemment, le pouvoir économique prélevait de plus en plus d’argent à l’Etat et aux personnes dont les revenus dépendent essentiellement de leur travail, afin de maintenir ses bénéfices, mais au détriment de ces derniers.

inegalités

On voit clairement dans ce graphique tiré du rapport sur les inégalités mondiales, l’inversion de tendance générale qui a lieu entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, en fonction des pays : la part du patrimoine possédée par les 1% les plus aisés baisse tout au long de la phase de croissance forte de l’énergie (baisse des inégalités), puis se remet à augmenter lorsque le débit d’énergie est contraint (hausse des inégalités). Dans la phase de baisse des inégalités, ce n’est pas que les 1% s’appauvrissent, c’est que les 99 % restants s’enrichissent également (montée des classes moyennes), ce qui dilue la part des 1% dans un total grandissant. Au contraire, dans la phase d’augmentation des inégalités, les 1% les plus riches récupèrent une part plus grande de la croissance (même faible), récupèrent des biens et entreprises publics, voire récupèrent des richesses des 99 % restants. C’est ainsi qu’une part grandissante des 99% s’appauvrit (« décantation » des classes moyennes par le bas). Notez que la Chine et la Russie sont représentées dans leur phase d’économie de marché capitaliste.

Que peut-on attendre du pouvoir capitaliste pour la suite ?

Un visage différent en fonction de l’énergie disponible…

Ainsi, par le simple fait que le débit d’énergie disponible dans le système ait changé, l’ensemble du pouvoir capitaliste s’est réorganisé (par un phénomène d’émergence, et pas forcément par des décisions concertées par un petit groupe de personnes). Son but est cependant toujours le même : générer le plus de profits à court-terme. En période de débit d’énergie en apparence illimité, le pouvoir capitaliste s’auto-organise de manière à faire monter une classe moyenne et réduire les inégalités ; en période de débit d’énergie contraint, dont la situation actuelle, il s’auto-organise de manière à creuser les inégalités.

Notez que ces caractéristiques se sont retrouvées sous des formes de pouvoirs non capitalistes, au cours de l’histoire. Des historiens et statisticiens retrouvent ainsi ce lien structurant entre le débit d’énergie par personne et les inégalités dans les monarchies médiévales Française, Anglaise et Russe. La source principale d’énergie à l’époque était l’énergie solaire captée via la biomasse (alimentation, et chauffage au bois), et était donc directement proportionnelle à la surface de terres agricoles et de forêts accessible à la population. Ces chercheurs montrent que systématiquement, lorsque la surface de terre agricole par habitant devient trop petite (en d’autres termes, lorsque le débit d’énergie solaire annuel par habitant passe sous un certain seuil), divers mécanismes s’enclenchent et mènent à un creusement des inégalités puis à une régulation de la population par famine, épidémie ou guerre. Cela pose ainsi la question de savoir quel(s) type(s) de pouvoir saurai(en)t gérer efficacement une contrainte énergétique, les monarchies médiévales n’y étant pas parvenu.

Mais aussi en fonction des contre-pouvoirs

On serait tenté de conclure de mes raisonnements que le facteur énergétique serait le seul facteur explicatif de ces changements. Or, vous pourriez objecter qu’y compris pendant les 30 glorieuses, même si la croissance et les bénéfices coulaient à flot, il eut été possible de ne pas mettre en place de normes environnementales, de normes de sécurité au travail, ou encore de ne pas mettre en place un système de santé socialisé à l’échelle nationale en France. Ces mises en place ont en effet constitué autant de coûts supplémentaires pour les grands actionnaires (en adaptation aux normes ou en cotisations), les empêchant de maximiser leurs bénéfices. L’abondance énergétique n’explique que le fait qu’il était nécessaire qu’une classe moyenne monte, pas le fait que des structures et des institutions soient mises en place pour offrir des protections à tous. D’ailleurs, c’est plutôt ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis en ce qui concerne le système de santé : l’assurance santé est restée dans le domaine privé, elle y constitue donc un marché accessible aux actionnaires, ce qui n’est pas le cas en France.

C’est en cela qu’il s’agit d’inclure les contre-pouvoirs pour une compréhension plus fine de ce qu’il s’est passé. Pendant les 30 glorieuses, un contre-pouvoir organisé et fort existait en France. J’appelle ici « contre-pouvoir » les forces diverses, largement populaires, qui s’opposaient, dans une certaine mesure, à la génération de profits à courts termes des grands actionnaires. Citons par exemple le Parti Communiste Français, idéologiquement appuyé par l’existence d’un contre-modèle en URSS, et qui obtenait systématiquement entre 20 et 30% des voix aux diverses élections, ou encore des syndicats puissants, bien organisés et représentatifs. 40% des salariés étaient syndiqués au début des années 1950, et 3 à 5 millions de jours de grève par an sont comptabilisés dans les années 1960-1970, contre moins de 500 000 depuis les années 1990, ce qui illustre le contre-pouvoir que les syndicats déployaient.

Ces contre-pouvoirs ont fait pression de diverses manières dont la grève, mais aussi la menace de larges mouvements de contestation. Ils ont obtenu : augmentation des salaires, diminution du temps de travail (par les congés payés et par la durée de travail hebdomadaire), amélioration des conditions de travails (sécurité, santé), mise en place de systèmes de protection socialisés (retraite, famille, santé). Par exemple, le salaire minimum a été rehaussé de 30% suite au large mouvement de grève de mai 1968 qui a mis à l’arrêt environ 10 millions de travailleurs.

Ces mesures correspondent à des redistributions des richesses de ceux dont les revenus dépendent essentiellement de leur rente vers ceux dont les revenus dépendent essentiellement de leur travail. Elles ont été largement causées par des rapports de force remportés par les contre-pouvoirs populaires plutôt que par l’abondance énergétique. Cette dernière a tout de même joué un rôle important dans la montée en puissance de ces contre-pouvoirs. Le pouvoir économique avait un besoin massif de main d’œuvre pour exploiter et piloter l’énergie abondante, et cela s’est traduit par une longue période de plein emploi. Le plein emploi a permis d’équilibrer le rapport de force entre les travailleurs et les employeurs, car ces premiers n’avaient pas peur de la menace « chômage », inexistante, et ces seconds désiraient recruter rapidement et garder leur salariés, ressource rare. Cela a permis aux travailleurs de faire monter leurs salaires, à l’embauche comme après, entre autres revendications.

En notre période d’énergie contrainte, qui risque de durer sur le long-terme, il semble ainsi illusoire que le pouvoir capitaliste se comporte de manière à réduire les inégalités sans contre-pouvoirs forts. Alors les contre-pouvoirs, aujourd’hui en large partie institutionnalisés et au plus bas de leur puissance (tels les syndicats ou les autres instances de « dialogue social »), peuvent-ils réémerger ? Sous quelles formes et avec quels moyens d’action ?

2 réflexions sur “ Le rôle de l’énergie dans l’auto-organisation du pouvoir ”

  1. Très intéressant, mais beaucoup trop long, surtout le passage où vous détaillez les méthodes qui permettent aux entreprises de conserver/augmenter leurs bénéfices en régime d’énergie contrainte. Cette longueur est un défaut car elle est imputable à la seule prolifération de détails superflus, de sorte que votre démonstration se trouve diluée et perd de sa force.

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