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Une théorie du pouvoir économique en France : ses mécanismes, sa stabilité, ses conséquences

Cet article propose une théorie du pouvoir économique, illustrée par un schéma. Cette théorie, forcément simplificatrice, tisse des liens entre différents concepts. (Cliquez sur le schéma pour pouvoir zoomer dessus !)

Schéma général v3.2 Avec Etat.drawio

Pour ceux qui manquent de temps, voici un résumé de cette théorie :

Les flux économiques sont largement pilotés par un groupe réduit d’individus (au plus quelques dizaines de milliers) qui possèdent une part importante du patrimoine national et qui captent une part de plus en plus grande des revenus produits en France. Ce mécanisme augmente structurellement les inégalités, en leur faveur. 

Ce groupe d’individus, que j’appelle le pouvoir économique (4), est soutenu activement par le pouvoir médiatique (6) et par le pouvoir politique (5), qui, pour le premier, partage, diffuse massivement et tente de légitimer l’idéologie de ces individus (14), et pour le second facilite, voire participe directement à l’accumulation de leur richesse. Ces trois pouvoirs (économique, médiatique et politique) baignent dans le même monde idéologique (7), bain qui se maintient grâce à des activités d’homogénéisation idéologique entre eux (scolarité, événements, dîners mondains, vacances partagées, forums professionnels…). Cette collusion se fait aussi via les activités de lobbying.

Le pouvoir économique est également soutenu de facto par une part significative de la population française, qui partage leur idéologie, promue par le pouvoir médiatique. Cette idéologie, le libéralisme économique, postule que l’accumulation de richesses par certains, parfois sans limite, par la voie de l’investissement sur des marchés, est bonne pour la société dans son ensemble. Selon cette idéologie, les individus qui accumulent des richesses par cette voie sont des bienfaiteurs de la société dans son ensemble, ou tout du moins ne lui nuisent pas. Il est donc foncièrement illégitime et immoral de vouloir les restreindre dans cette accumulation.

Cette idéologie domine le pilotage des activités économiques, qu’elles soient publiques ou privées. Par conséquent, les flux de richesses générées par les activités économiques sont distribués, par tête, majoritairement à ceux qui possèdent déjà le plus de capital (9, 10), et ce malgré les mécanismes de redistribution qui existent en France (11, 13).

Cela a pour effet de renforcer les pouvoirs de ce groupe d’individus : pouvoir de décision sur les activités économiques, d’influence, et de partage idéologique, leur permettant d’accumuler encore davantage dans le futur. Il ne reste alors qu’un pas pour comprendre que réduire les inégalités, ou amorcer une transition écologique qui remettrait en cause l’accumulation sans fin des richesses par les plus aisés, se heurterait à leur pouvoir, devenu démesuré avec le temps…

***

Tout l’enjeu d’une théorie est de voir si les liens qu’elle tisse tiennent la route dans la réalité, et s’ils ont un pouvoir explicatif, voire prédictif. Les événements qui émaillent notre réalité illustrent-ils effectivement ces liens, ou au contraire les contredisent-ils ? Très probablement, nous aurons les deux cas : certains événements les confirmeront quand d’autres viendront les remettre en cause. Très bien,  en tenir compte me permettra de nuancer ces liens, les renforcer… voire d’en retirer du schéma s’ils n’apportent rien à la compréhension de notre monde.

Ainsi, ce schéma et la théorie qui va avec, se veulent « collaboratifs », vous, lecteur, pouvant me suggérer des sources venant alimenter cette argumentation. Si vous y participez, cet article devrait être en constante évolution dans un esprit de recherche collaborative, au fur et à mesure que des sources viennent confirmer, nuancer ou infirmer ce qu’il contient. Pour y participer, à vous de proposer des sources à travers ce formulaire collaboratif (et voici le document contenant les sources initiales et proposées par les autres).

Au cours de votre lecture, vous rencontrerez des numéros (verts) qui font référence aux numéros sur le schéma. Vous pouvez ouvrir le schéma dans un nouvel onglet pour jongler facilement entre le schéma et le texte.

Demandez le programme de ce post !

1. De quel pouvoir parle-t-on ?
   1.1. L’accumulation des richesses et la décision sur ce que vont produire les autres
   1.2. Un pouvoir plus ou moins concentré
2. Point de départ : la répartition actuelle des richesses en France
3. Les mécanismes fondamentaux de la distribution des richesses
   3.1. Le fonctionnement d’ensemble : de la création à la répartition des richesses
 3.2. La répartition actuelle de la valeur ajoutée favorise l’accumulation par ceux qui possèdent déjà le plus
   3.3. L’Etat, les collectivités territoriales et les caisses de protection sociale participent à redistribuer les richesses, mais pas assez pour freiner l’augmentation des inégalités
4. Les rapports de force qui façonnent les mécanismes de distribution
   4.1. Le pouvoir économique décide directement de l’allocation des richesses produites par son capital productif
   4.2. Le pouvoir politique pilote environ 20% des richesses produites annuellement
   4.3. Les petites et moyennes entreprises disposent d’un pouvoir beaucoup plus dilué
  4.4. Le lobbying du pouvoir économique : un outil d’alignement des pouvoirs politique et économique
   4.5. Le moteur des mécanismes de distribution est une idéologie défendue et partagée par le pouvoir économique : le libéralisme économique
  4.6. Une idéologie largement partagée au-delà des sphères de pouvoir, grâce au système médiatique
5. Quelles conséquences pour une transition écologique et/ou sociale ?

De quel pouvoir parle-t-on ?

L’accumulation des richesses et la décision sur ce que vont produire les autres

Notre théorie explore les mécanismes du pouvoir économique, selon deux composantes : 

  • le pouvoir de décider de ce que d’autres vont produire sur leur temps de vie. Par exemple, celui qui a la capacité d’investir 1 milliard d’euros (soit environ 1% de la fortune de Bernard Arnault) dans une activité peut en fait mobiliser l’équivalent de 5000 smicards à temps plein pendant 10 ans sur cette activité*. Autre exemple : s’acheter un jet privé participe à une demande qui mobilise des milliers de personnes pour concevoir et produire le jet en question. Ici encore, il s’agit d’un pouvoir de décider ce que d’autres vont produire sur leur temps de vie. Cette première composante mesure concrètement le nombre de personnes que je peux mobiliser dans une activité productive de mon choix, par mes investissements ou mes achats. 
  • le pouvoir de s’approprier les richesses matérielles, qu’elles soient produites par d’autres ou soi-même, et de décider des usages de ces richesses. Cette composante mesure concrètement la quantité d’objets, bâtiments, machines, biens de consommation etc., qu’ils soient produits par d’autres ou par moi, que je peux m’approprier, utiliser, consommer ou mettre en location pour d’autres.

L’un dans l’autre, et si on garde son essence, le pouvoir économique est de décider ce que d’autres vont produire, et de décider du devenir des richesses qu’ils produisent.

Si un ensemble de personnes, formant un groupe consciemment ou non, parvient à mettre en place et maintenir des mécanismes qui lui confèrent la capacité à orienter vers elle une part grandissante des flux de richesses (matérielles ou monétaires), elle accumule du pouvoir. Par exemple, si un groupe réduit d’individus capte une part grandissante de l’argent levé par l’Etat via l’impôt (sur une assiette de plusieurs dizaines de millions de contribuables, donc), cela constitue une puissante accumulation de pouvoir pour eux. Ils peuvent décider, chacun de leur côté, de réinvestir cet argent dans les activités qu’ils désirent voir se développer, ou dans les consommations qu’ils choisissent.

Un pouvoir plus ou moins concentré

Le pouvoir a historiquement été plus ou moins concentré, et a toujours été appliqué à différents échelons territoriaux, certains pouvoirs étant définis localement (décider des richesses à produire localement et les répartir parmi la population locale) quand d’autres sont définis nationalement (décider des productions nationales, et répartir la richesse produite au niveau national). 

Cependant, il n’est jamais concentré dans les mains d’un seul homme, mais est plutôt le fruit de rapports de force à ces différents échelons. A l’extrémité du spectre, dans les dictatures, le dictateur doit disposer du support fiable d’une partie significative de la population, et notamment de sa main armée (sa police, son armée) qui lui assure son maintien en place dans le pire des cas, par la force. Les généraux peuvent établir des rapports de force dans une dictature, mais d’autres forces le peuvent aussi, comme la population si elle est mécontente. Les dictateurs peuvent être renversés, via des coups d’Etat militaires ou des soulèvements populaires. Dans les démocraties représentatives actuelles, le pouvoir est un peu moins concentré : la décision sur la répartition des richesses est le fruit de pressions issues d’une part plus grande de la société que dans une dictature. Ces pressions y sont d’ailleurs plus ou moins organisées officiellement (« institutionnalisées »), par exemple par l’existence des « partenaires sociaux », dont le rôle est de matérialiser et canaliser les rapports de force entre ceux qui produisent/travaillent et ceux qui possèdent le capital productif/les entreprises, leurs intérêts étant divergents en économie capitaliste puisqu’ils doivent se partager la valeur ajoutée produite par l’entreprise.

Pour en revenir à notre schéma, il décrit les mécanismes de répartition des richesses à l’échelon national, les moteurs de cette répartition, et en faveur de qui ces moteurs tournent.

Point de départ : la répartition actuelle des richesses en France

La partie (2) du schéma représente la répartition des richesses en France, parmi la population. Il présente cette répartition par grands « blocs » verticaux de population, dont j’ai choisi les limites arbitrairement : les 1 % de la population les plus riches, puis les 20 % suivants, puis les 79 % restants**

Les 1% des Français qui possèdent le plus de capital (productif ou financier, comme des entreprises, des actions ou des obligations, ou bien immobilier, comme des maisons, des appartements ou des bureaux) possèdent 25% du capital des Français. La surface des barres de richesse est censée être proportionnelle au pourcentage de richesse détenu, si bien que l’épaisseur des barres représente le niveau de richesse relatif d’une personne de cette catégorie par rapport aux autres.

En vérité, les proportions ne sont pas respectées sur le schéma, sinon il serait illisible. Il devrait en fait plutôt ressembler à cela :

Répartition richesses

Ainsi, en moyenne, un Français appartenant aux « 1% » possède 12 fois plus qu’un Français des « 20% », qui possède lui-même environ 5 fois plus qu’un Français des « 79% restants ».

Quant à l’Etat et aux collectivités territoriales, ils possèdent moins de 10% de la richesse des Français (je les ai exclus dans ce schéma, mais en supposant que l’Etat et les collectivités appartiennent équitablement à tous, cela ne changerait pas grand-chose à ces ordres de grandeur).

Et pour être encore plus précis, il faudrait parler des quelques milliers d’individus qui sont les plus riches : les 5000 familles les plus riches possèdent 2,8% du patrimoine des Français, soit encore 11 fois plus que la moyenne des Français appartenant aux « 1% ». Ces 5000 familles possèdent 55 millions d’€ par adulte de la famille en moyenne (p220 de ce rapport sur les inégalités dans le monde). 

Les 10 Français les plus riches détiennent tous plus de 10 milliards d’€ chacun. Pour se représenter cette somme, encore une fois, dites-vous qu’il s’agit de l’argent qu’il faudrait pour payer environ 50 000 personnes au SMIC pendant 10 ans. Autrement dit, une personne possédant autant pourrait se séparer de 99% de sa fortune en employant 49 500 personnes à temps plein pendant 10 ans, et encore posséder 100 millions d’€ suite à cette opération (et oui, les 1% restants des 10 milliards font bien 100 millions d’€) ! Un pouvoir pour le moins massif, donc… 

Ces grandes catégories de possession de richesse ont un sens, car elles sont assez stables par filiation. Autrement dit, une personne qui naît dans une de ces catégories a beaucoup moins de chance de finir dans une autre que quelqu’un qui serait né dans cette autre catégorie.

Les mécanismes fondamentaux de la distribution des richesses

Passons maintenant aux dynamiques de répartition des richesses en France, c’est-à-dire comment cette répartition change au cours du temps (3)

Il y a deux principales causes à ces évolutions : la manière dont les richesses nouvellement créées sont réparties sur la population, et celle dont les richesses déjà acquises sont redistribuées par prélèvement de l’Etat. On verra par la suite qu’aujourd’hui ces mécanismes travaillent au global en faveur des plus riches. Autrement dit, ceux qui possèdent déjà le plus de richesses sont également ceux qui en reçoivent le plus chaque année, malgré les mécanismes de redistribution.

Le fonctionnement d’ensemble : de la création à la répartition des richesses

Les activités économiques (8) sont au sens large les activités reliées à un acte de consommation (par exemple, acheter un smartphone, ou acheter de l’essence à la pompe) ou de production (par exemple, travailler pour une assurance, gérer une boulangerie, ou travailler pour l’industrie aéronautique). Ces activités consomment de la matière, de l’énergie, et du travail humain. Elles reposent sur un capital productif (les locaux, les machines, les outils…). Elles génèrent de la « valeur ajoutée », qui est alors redistribuée, d’un point de vue macroéconomique, entre le capital et le travail. Le capital est composé des propriétaires du capital productif – qu’ils soient actionnaires, associés, ou possesseurs d’un capital familial -, des propriétaires immobiliers et des prêteurs financiers***. Le travail est composé des salariés

La différence fondamentale entre le capital et le travail est le narratif justifiant l’allocation de richesse entre les deux : le capital se voit allouer des richesses parce qu’il possède quelque chose et le met à disposition de la société. Le travail (hors secteur public) se voit allouer des richesses parce qu’il a effectué une activité proposée, organisée et financée par le capital. Dans d’autres sociétés (qui ne seraient alors pas capitalistes), l’allocation des richesses pourrait se faire selon des critères tout autres. En d’autres termes, ce qui est valorisé dans une économie capitaliste, et qui est donc récompensé par des richesses, sont le fait de posséder quelque chose et d’en permettre l’usage, et le fait de travailler pour quelqu’un qui met son outil de travail à disposition.

Les activités économiques françaises génèrent chaque année une somme totale de valeur ajoutée qu’on appelle le PIB (Produit Intérieur Brut). Cette valeur ajoutée est alors distribuée entre les facteurs valorisés qu’on vient de mentionner : le travail humain (les salaires, (10)), et le capital (9) (via la distribution de l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE)). 

Cependant, et cela nuance le propos de manière importante, au moment de la distribution, des cotisations sociales sont prélevées (11) pour être redistribuées sur la population en fonction des besoins de chacun, et dans un esprit de mutualisation des « risques de la vie ». Le prélèvement est fait par l’Etat, mais les mécanismes de redistribution sont décidés au sein des caisses de protection famille, santé, retraite, chômage, etc., qui ne sont pilotées ni par l’Etat, ni par le pouvoir économique, mais par les « partenaires sociaux », c’est-à-dire des représentants des salariés et du patronat.

D’autre part, la valeur ajoutée distribuée par les entreprises pourra servir en partie à rembourser des intérêts de prêts (contractés par les entreprises elles-mêmes ou les individus). Cette partie finira entre les mains des prêteurs financiers, eux-mêmes membres du capital.

Au final, la valeur ajoutée est distribuée sur la population, ce qui lui permet de consommer les biens et services produits par les activités économiques… Ce qui boucle la boucle des revenus (12) !

Vous remarquerez que la fonction publique (les fonctionnaires de l’éducation nationale, l’armée, le personnel hospitalier, les administrations publiques, la police, etc.) fait partie des activités économiques qui sont comptées dans le PIB. Par exemple, un professeur qui enseigne les maths à vos enfants participe à la création de valeur ajoutée nationale, grosso modo à hauteur de son salaire. Ce professeur pourrait enseigner dans une école privée payante, et en cela la valeur ajoutée qu’il produit serait également comptabilisée dans le PIB. Autrement dit, peu importe si le professeur est payé par l’Etat (école publique) ou par des parents d’élèves (école privée), son activité est comptabilisée dans la valeur ajoutée nationale. Le raisonnement est le même pour des policiers (fonctionnaires payés par l’Etat) et leur version privée, les agents de sécurité privés, pour des personnels de santé à l’hôpital public et leur version privée, le personnel des cliniques privées, etc.

Les salaires des fonctionnaires sont payés par l’Etat, donc par l’impôt et les taxes. Ainsi, si vos enfants sont à l’école publique, vous ne payez pas l’école directement, mais vous payez indirectement les professeurs par l’impôt. Il s’agit donc d’une forme de consommation « collective » plutôt qu’individuelle. Que la consommation soit collective via l’impôt ou individuelle via les prix à l’achat, elle permet de boucler la boucle des salaires (12).

La fonction publique génère environ 460 Milliards d’€/an de valeur ajoutée (en 2017), soit un peu plus de 20% du PIB. Notez que cette part est très dépendante au « choix » de chaque pays de la taille de son secteur public. Dans certains pays, comme aux Etats-Unis, le système de santé est privé, donc les activités des personnels de santé sont comptées entièrement hors de la fonction publique.

La répartition actuelle de la valeur ajoutée favorise l’accumulation par ceux qui possèdent déjà le plus

En moyenne nationale, la valeur ajoutée des entreprises est distribuée à 32% aux actionnaires (via l’excédent brut d’exploitation, EBE), à 43% aux salariés et à 25% en cotisations sociales et impôts. Cette distribution évolue dans le temps, en fonction de la situation économique et des rapports de force qui influencent cette distribution. Ainsi, au milieu des années 1980 en France, la part distribuée aux actionnaires a significativement augmenté, passant rapidement de 28% à 33%.

Les revenus du capital générés par l’activité économique (l’EBE et les rentes immobilières) sont distribués aux actionnaires, aux propriétaires immobiliers et aux prêteurs via les dividendes, les loyers et les intérêts (9). Ils peuvent aussi être conservés par l’entreprise sous forme “d’épargne brute”, qui appartient de fait aux actionnaires, car l’entreprise leur appartient. Cependant, il s’agit d’une augmentation de capital et non pas d’argent « sonnant et trébuchant » (autrement dit, il n’est pas sûr qu’il puisse être converti entièrement en « cash » pour les actionnaires). Quant aux revenus du capital générés par des prêts, ils sont distribués aux prêteurs via les intérêts.

Les 1% les plus riches captent une part de ces revenus qui est proportionnelle à leurs possessions, ce qui signifie que, par personne, ils en captent beaucoup plus que les autres catégories de population (petits porteurs, petits propriétaires immobiliers). Les 1% des revenus les plus élevés gagnent en moyenne 375 000 € brut/an (p48 de ce rapport), dont plus de la moitié (soit 185 000 € environ), via des revenus du capital et non pas via le travail (voir le schéma ci-dessous).

Comparez par exemple cela à une personne qui a des revenus aisés de 60 000€ bruts/an (qui fait donc partie des 20% les plus riches) ; en moyenne, une telle personne touche 7 000 €/an par ses revenus du capital, soit 25 fois moins en revenus du capital qu’une personne faisant partie des 1%.

Income composition by income level

Dans ce schéma, la population est répartie par classe de revenus, en abscisse. P0-30 représente par exemple les 30% premiers pourcents de la population dont les revenus sont les plus faibles. Les revenus de chacune de ces classes sont décomposés en ordonnée. Par exemple, la classe P0-30 touche ses revenus principalement du travail (à 90% environ), ce qui inclut les pensions de retraite et les redistributions par les caisses de protection sociale.

Ainsi, plus la part de la valeur ajoutée distribuée au capital est élevée, plus les inégalités de patrimoine sont confortées : plus un individu possède de richesses, plus il peut en accumuler de nouvelles rapidement. Ajoutez à cela que les individus les plus fortunés ont accès à des services financiers moins chers et plus efficaces, ce qui favorise encore leur accumulation de richesses.

Les revenus du travail (10) sont distribués aux travailleurs via leurs salaires (ou équivalent pour les fonctionnaires). En France, ces revenus représentent environ 45 % de la valeur ajoutée générée par l’activité économique. Ces 45 % se distribuent grosso modo sur l’ensemble de la population qui travaille, soit environ 27 millions de personnes en France (sur 40 millions en âge de travailler).

Au global, par ces mécanismes de répartition des revenus entre le travail et le capital, les 1% qui possèdent le plus ont également les revenus les plus élevés. 

Et c’est même plus profond que cela : l’accumulation par le capital est bien plus efficace que l’accumulation par le travail, car les taux de croissance y sont plus élevés que par le travail. A titre d’illustration, entre 1985 et 2014, les 10% qui gagnent le plus par le travail ont multiplié leurs revenus par 3, quand ceux qui gagnent le plus par le capital ont multiplié leurs revenus par… 7 ! Le moyen le plus efficace de s’enrichir n’est pas de travailler plus mais de posséder plus.

Vous ne devez pas déduire de ce constat qu’il s’agit de quelque chose d’automatique ou d’inhérent à la nature humaine ; cela découle en fait de décisions effectuées par de nombreuses instances, dont le résultat d’ensemble est celui que je viens de décrire.

L’Etat, les collectivités territoriales et les caisses de protection sociale participent à redistribuer les richesses, mais pas assez pour freiner l’augmentation des inégalités

Le mécanisme accumulatif qu’on vient de décrire est partiellement compensé par des mécanismes redistributifs. L’Etat et les collectivités territoriales en assurent une partie, la protection sociale en assure une autre partie.

L’Etat et les collectivités (13) se financent principalement par les impôts et les taxes, sur les revenus ou les consommations. Ils réinjectent cet argent dans l’économie par le paiement des traitements des fonctionnaires (salaires des enseignants, du personnel hospitalier, des agents territoriaux…), par la commande publique, qui constitue une consommation de l’Etat et des collectivités auprès d’entreprises (par exemple, la construction ou la rénovation d’une école), ou encore par des aides directes aux ménages (aides au logement, RSA, chèques énergie…) ou aux entreprises. Ces mécanismes sont en moyenne redistributifs dans le sens où les aides et les services publics profitent plus fortement à ceux dont les revenus sont plus faibles, alors que les impôts et taxes sont plus forts pour ceux dont les revenus sont plus élevés. Cependant, cet effet redistributif tend à se rétracter depuis quelques années, par la réorientation progressive des aides aux ménages vers les aides aux entreprises qui ont particulièrement profité au capital, et par le fait que ceux dont les revenus sont les plus forts sont proportionnellement de moins en moins taxés et imposés. Ainsi, aujourd’hui, on peut considérer que notre système d’impôt et de taxe est toujours progressif, mais très faiblement. Faiblement progressif, sauf pour le top 0,5 %, pour qui le pourcentage prélevé se rapproche de celui des 30 % les plus pauvres.

Part des imports dans les revenus

On voit sur ce graphique que la part des impôts dans le revenu augmente faiblement avec le niveau de richesse, mais diminue pour les derniers 0,5 % les plus riches. (attention, l’échelle des abscisses s’affine au-dessus du P90)

Les caisses de protection sociale, quant à elles, sont financées par les cotisations sociales (11), prélevées sur les revenus. Ces cotisations sont donc directement redistribuées sur l’ensemble de la population en fonction de ses besoins. Elles représentent 25-30% de la valeur ajoutée générée par l’activité économique. Par exemple, les retraités sont payés grâce aux caisses de retraites. Les frais de santé dans les hôpitaux aussi. L’action macroéconomique des caisses est redistributive au même titre que les actions redistributives de l’Etat et des collectivités.

Ce système de redistribution, qui perd progressivement de son effet redistributif, reste relativement efficace puisqu’il permet de diviser les inégalités par 2, par rapport à un système où il n’y aurait aucune redistribution : les 10% les plus riches gagneraient ainsi 9 fois plus que les 10% les plus pauvres sans redistribution. Avec le système de redistribution, ils gagnent 4,5 fois plus

Les rapports de force qui façonnent les mécanismes de distribution

Le pouvoir économique décide directement de l’allocation des richesses produites par son capital productif

J’ai représenté le pouvoir économique (4) en rouge car il est composé principalement de Français appartenant aux « 1% » les plus riches (chacun de ses membres possédant en moyenne 4 millions d’€), même si une meilleure approximation serait de ne garder que les quelques dizaines de milliers de Français les plus riches (soit les 0,1%, possédant chacun en moyenne 16 millions d’euros). Ces derniers suffiraient déjà amplement pour représenter le pouvoir économique, les 90% des « 1% » restants n’étant que de petits joueurs en comparaison. La richesse de ces personnes est essentiellement composée de patrimoine productif (les actifs financiers), et non pas d’immobilier ou d’argent sur un compte, comme le montre le schéma ci-dessous.

Composition du patrimoine small

Ce groupe restreint d’individus, comme il possède une part importante du capital productif, pèse fortement sur l’orientation stratégique des entreprises : les conseils d’administration des grandes entreprises françaises voire de multinationales sont peuplés de membres de ce groupe. Ils décident notamment de l’orientation des bénéfices générés par l’activité de ces entreprises, avec 3 choix possible : réinvestir les bénéfices dans l’entreprise pour y développer ou renforcer une activité, augmenter les salaires dans l’entreprise, ou verser des dividendes aux possédants de l’entreprise (les actionnaires). Ils choisissent également les grandes lignes stratégiques de l’entreprise pour qu’elle maximise ses bénéfices futurs, et choisissent son pilote opérationnel (le directeur de l’entreprise). 

Ces grandes entreprises sont très peu nombreuses (il y en a environ 250) mais génèrent une grande partie de la richesse en France (environ 30% de la valeur ajoutée). Ainsi, le pouvoir de décision sur l’allocation de la valeur ajoutée générée par les grandes entreprises est très concentré.

Le pouvoir économique, en ce sens, pilote de manière très concentrée une partie des activités économiques et une partie de la répartition des richesses qu’elles génèrent

Le pouvoir politique pilote environ 20% des richesses produites annuellement

La France, comme tous les grands pays capitalistes modernes, a une économie dite « mixte », c’est-à-dire que des pans entiers de l’économie, comme l’éducation nationale ou l’hôpital, sont publics. Or, les décisions relatives aux activités économiques du secteur public ne sont pas prises par le pouvoir économique stricto sensu mais par une partie du pouvoir politique, l’Exécutif, qui dirige l’Etat. Ainsi, cette partie de l’économie n’est pas directement accessible au pouvoir économique privé. On verra cependant plus loin que les décisions en jeu sont prises de plus en plus favorablement au pouvoir économique.

Les petites et moyennes entreprises disposent d’un pouvoir beaucoup plus dilué

Les entreprises en dehors du cercle des « grandes entreprises » pilotent chacunes des flux de richesses beaucoup plus faibles que ces dernières et les enjeux y sont différents. Elles sont d’une immense diversité. Concernant les entreprises de taille intermédiaire (ETI, entre 250 et 5000 salariés) on y trouvera pêle-mêle des entreprises de culture “familiale”, possédées par une famille qui se satisfait (pour l’instant) de faibles rendements, des entreprises déjà financiarisées, possédée par des entrepreneurs qui partagent une culture libérale, qui exigent une rentabilité élevée, et qui ne sont pas au contact des salariés. Les entreprises petites, moyennes, ou de taille intermédiaires peuvent avoir pour client principal une grande entreprise, ou une entreprise qui a elle-même pour client principal une grande entreprise, par le jeu des chaînes de valeur. Les grandes entreprises peuvent alors établir un rapport de force sur tout un tissu industriel, captant une part plus importante de la valeur que les entreprises sous-traitantes. Ainsi, la petite entreprise aura tendance à accepter de capter moins de bénéfices car la grande aura comprimé les prix proposés par la petite. Les autoentreprises “uberisées” sont l’illustration extrême de cette dilution du pouvoir pour les petites entreprises. En théorie l’autoentrepreneur est propriétaire de son entreprise donc il fait partie du capital. En pratique, son pouvoir est encore plus réduit que le pouvoir d’un salarié car il ne dispose pas du pouvoir des grands propriétaires de capital, ni des protections sociales du travail.

On peut donc raisonnablement supposer que le pouvoir économique des patrons/ possesseurs de petites et moyennes entreprises est très dilué et a tendance à être récupéré par les grandes entreprises. Ce n’est pas chez eux, ou alors de manière marginale, que le pouvoir économique réel réside. 

Le lobbying du pouvoir économique : un outil d’alignement des pouvoirs politique et économique

Le pouvoir politique, via le pouvoir d’écrire la loi (législatif), est chargé de réguler les activités économiques. 

Les activités économiques portées par les grandes entreprises rémunèrent des lobbyistes qui défendent in fine les intérêts de ceux qui pilotent les activités économiques. En effet, le lobbyiste, même s’il prétend à tort ou à raison défendre un intérêt général, défend en fin de compte les intérêts de son entreprise, qui sont alignés sur les intérêts de ceux qui la possèdent.

L’activité de lobbying a une fonction macroéconomique d’autodéfense des activités économiques privées et des dividendes qu’elles génèrent ; c’est donc une activité qui tend à renforcer les dynamiques de répartition des richesses favorables au pouvoir économique. Elle le renforce et le stabilise. Cette fonction de lobby, importante pour le capital, mérite donc des moyens significatifs, alloués par le capital : il est estimé qu’environ 25 000 lobbyistes (en équivalents temps-plein) travaillent à Bruxelles, dont 70% pour le secteur privé, pour influencer les décisions de 750 députés Européens. Cet effectif est comparable en ordre de grandeur à l’ensemble de l’administration européenne (environ 40 000 personnes).

Sous cet important rapport de force, le pouvoir politique législatif est largement aligné avec le pouvoir économique lorsqu’il décide des règles qui s’appliquent aux activités économiques.

Le moteur idéologique des mécanismes de distribution :
le libéralisme économique

Mais bien plus encore que le pilotage direct des activités économiques ou l’autodéfense du capital par le lobbying, c’est l’animation active du partage idéologique au sein des instances de pouvoir qui fait la force véritable et la solidité du pouvoir économique. La fonction de cette idéologie (fonction entendue au sens systémique, i.e. qui n’est pas nécessairement conscientisée par ses porteurs, et c’est d’ailleurs là que réside sa grande puissance) est de renforcer le pouvoir tel qu’il est aujourd’hui réparti, et d’en défendre la stabilité. C’est ce que nous allons voir ici.

Une idéologie activement partagée

Les 3 composantes du pouvoir décrites dans cet article sont engagées dans d’intenses échanges idéologiques (7), comme ont pu les décrire les sociologues Pinçon-Charlot, via des festivités qui rythment les vies de leurs membres (mariages, baptêmes, anniversaires, parties de chasse à courre…), des forums et cercles de partage plus « professionnels » (le Davos, le Bilderberg, le dîner du siècle, et de nombreuses autres opportunités de partage autour du business), au cours desquels ils peuvent partager leurs opinions sur l’état de la France, et sur les mesures qui seraient bonnes à prendre pour « la France ». Beaucoup vivent dans les mêmes lieux, quelques arrondissements parisiens ou d’autres grandes villes, et passent leur scolarité ensemble. Cela contribue à créer des liens amicaux entre eux tout en les tenant relativement séparés du reste de la population. Ces mécanismes tendent à ancrer en eux leur idéologie en la rendant “organique” : toutes les personnes en qui ils ont confiance partagent cette idéologie, et en changer signifierait pour eux de risquer de perdre une partie de leur sociabilité et une partie du pouvoir que la communauté partage (accès facilité à des positions professionnelles au sein des pouvoirs économiques, politiques ou médiatiques, partage direct de ressources…).

L’idéologie de la liberté d’accumuler sans fin

Typiquement, cette idéologie économique partagée au sein du pouvoir suppose que l’accumulation de capital par une faible portion de la population est bonne pour l’ensemble de la société. Cette faible portion de la population, d’après sa propre idéologie, mérite d’ailleurs ce pouvoir, car elle y sacrifie sa jeunesse et son temps de vie. Et il importe, pour les porteurs de cette idéologie, de léguer le pouvoir qu’ils ont accumulé au cours de leur vie à leur progéniture. Ainsi, l’un des sous-jacents idéologiques centraux de cette accumulation est la possibilité de transmission par héritage.

J’appelle par la suite cette idéologie le libéralisme économique (ou idéologie néolibérale), dans le sens où elle juge qu’il est bon que chacun ait la « liberté » d’accumuler des richesses potentiellement sans limite, et que le moins de barrières possible doivent s’interposer à cet objectif, car celui-ci est bon pour l’ensemble de la société. Pour une telle idéologie, cette liberté est donc placée au plus haut niveau de priorité, et les autres libertés devraient lui être soumises si jamais elles entrent en concurrence avec elle. Par exemple, les libertés ou avancées démocratiques, si jamais elles venaient à entraver, ou freiner, la liberté d’accumuler, devraient-elles reculer ou ne pas avoir lieu, pour le bien de tous. C’est ainsi qu’on peut interpréter les lois qui entravent progressivement la liberté de manifester, aux époques où les manifestations visent à freiner les avancées du libéralisme économique. Ou encore le fait que les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, censées être appliquées sans filtre, ont de fait été filtrées ou modifiées dès lors qu’elles nuisaient à l’accumulation.

Notons que cette idéologie s’est imposée à la fin du XVIIIè siècle, la diffusion massive, et néanmoins très sélective voire déformée, de certains passages de La richesse des Nations d’Adam Smith – ce dernier ne considérant pas ce livre comme son œuvre majeure – en étant un des symptômes les plus forts. L’idéologie était évidemment portée par ceux qui accumulaient alors : la bourgeoisie capitaliste de l’époque, héritière des marchands privés ayant prospérés notamment grâce au commerce triangulaire et à l’esclavage des Noirs. Ce gigantesque réseau marchand a permis une exploitation à bas coût des richesses du Nouveau Monde, et par suite, une forte accélération de l’accumulation de richesses par quelques-uns, rattrapant puis dépassant les niveaux de richesse des possesseurs terriens d’alors, les aristocrates.

La « liberté d’entreprendre » fait partie de cette idéologie. Ce narratif a pu trouver une forme de réalité lors des Trente Glorieuses : l’entrepreneur pouvait en effet se constituer un capital très important « à la sueur de son front » et accéder au pouvoir économique. 

C’est cependant de moins en moins vrai, la cause la plus forte d’accès au pouvoir économique étant aujourd’hui l’héritage. Autrement dit, l’entrepreneur se lançant aujourd’hui a bien peu de chance d’accumuler du capital au point d’accéder au pouvoir économique ; celui-ci se compose avant tout, en nombre de cas et en volume de richesse concerné, des familles qui ont accumulé du capital par le passé et qui le lèguent à leurs enfants. Cette rupture de la « mobilité sociale » (la capacité à changer de classe sociale au cours de sa vie) a été fortement due, selon moi, à un changement dans la disponibilité d’énergie suite aux chocs pétroliers, qui a mené notre société en régime capitaliste à se réorganiser tout en conservant son moteur d’accumulation (comme je l’explique dans cet article).

L’une des conséquences de ce partage idéologique est la proximité de plus en plus forte entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Comme je l’exposais ici, le pouvoir politique français régule les activités économiques de plus en plus en faveur des revenus du capital, et au détriment des revenus du travail, par divers procédés comme l’affaiblissement des mécanismes redistributifs, l’affaiblissement des caisses de protection sociales, et la déconstruction progressive du secteur public au profit du secteur privé. D’autre part, le pilotage des activités du secteur public emprunte de plus en plus aux méthodes du pouvoir économique.

Une idéologie largement partagée au-delà des sphères de pouvoir, grâce au système médiatique

Résumons : les 3 pouvoirs baignent dans la même idéologie, qui s’actualise en temps réel par leurs nombreuses interactions, amicales ou professionnelles, à l’occasion de festivités, de leur scolarité, de salons ou forums professionnels etc. 

Cette idéologie place le capital et ses mécanismes en haut de l’échelle morale : les idées « pour la France » des grands détenteurs de capitaux seraient toujours bonnes pour la société dans son ensemble. Leur idéologie se matérialise alors dans les prises de décision économique des grandes entreprises par les actionnaires, dans les prises de décision politiques, par exemple par des aides à ces mêmes entreprises (via le pouvoir exécutif), et même dans les nouvelles règles du jeu économique (via le pouvoir législatif). Elle se matérialise à divers niveaux de décisions : Union Européenne, France, Régions. Elle a verrouillé la construction européenne en sa faveur, via les institutions de l’UE. J’ai listé l’ensemble des effets concrets de cette idéologie dans cet article.

Finalement, ces mécanismes mènent à une accumulation de richesses pratiquement sans limite par un groupe de personnes relativement restreint, au détriment d’une partie de plus en plus grande de la population dont les revenus sont issus du travail.

Comment se fait-il alors qu’une large part de la population accepte, voire soutienne, cette idéologie qui les dessert d’un point de vue économique ? Un élément de réponse est le fonctionnement du système médiatique (6), qui participe à la construction de notre vision du monde, c’est-à-dire, de notre idéologie à chacun.

Rendre illisible le fonctionnement du pouvoir

Comme je l’expose dans cet article, le système médiatique fonctionne comme un défenseur et stabilisateur de la répartition du pouvoir telle qu’elle est ; il joue un rôle majeur dans le maintien de l’ordre économique en place. Sa fonction (en tant que système médiatique) est de marginaliser toute idéologie économique concurrente au libéralisme, qui permet actuellement au pouvoir économique de conforter sans cesse sa position. 

Pour résumer, l’une des armes les plus puissantes du système médiatique est de ne pas aborder les sujets de pouvoir économique, ou de les aborder de manière confuse et partielle, comme s’ils étaient trop complexes pour le commun des mortels et nécessitaient la pédagogie de grands économistes. Cette méthode permet de semer le doute sur les lieux réels du pouvoir. Par exemple, le fait que le pouvoir réside en la personne du Président de la République fait partie du bon sens populaire. Pourtant, la grande majorité des candidats qui ont eu la possibilité de se présenter à la Présidence et eu une couverture médiatique relativement fournie et bienveillante, partagent a minima les grandes lignes de l’idéologie néolibérale, et fréquentent régulièrement les lieux de ce partage idéologique. Ainsi, dans le fond, peu importe celui qui aurait été élu, il aurait appliqué, sur les questions de pouvoir économique, le même genre de politique. Voilà pourquoi il est plus précis de dire que le pouvoir réside dans l’idéologie néolibérale et dans sa diffusion massive plutôt qu’en la personne du Président.

Surreprésenter l’idéologie du libéralisme économique

Le système médiatique se compose au premier ordre des grands médias, notamment télévisuels, parfois radios, qui sont les plus puissants et les plus influents. 

Il emploie, diffuse sur ses ondes et représente principalement les 20% des Français les plus riches. Un chiffre pour illustrer ce fait : 74% du temps de parole à la télévision est donné à des personnes qui font partie des 27% les plus riches (les fameuses catégories socio-professionnelles supérieures, « CSP+ »). Le système médiatique, en les mettant en scène avec leur langage, s’adresse donc principalement à eux-mêmes et les expose à un partage idéologique tendant à les faire adhérer au maintien, ou à l’accentuation de la répartition des richesses actuelle (14). Il se trouve que les CSP+ (et les retraités, qui passent le plus de temps devant la télé) sont aussi ceux qui votent le plus.

Ce partage idéologique fonctionne en partie et se traduit dans les votes : on observe dans la sociologie du vote aux différentes élections nationales (présidentielles, législatives, européennes) une surreprésentation des classes aisées et des retraités dans le vote Macron, représentant typique de l’idéologie néolibérale, et qui a été très clair sur sa proximité avec les milieux des affaires.

Selon le politologue Jérôme Sainte-Marie, une partie des 20%-30% les plus riches soutient cette idéologie pour des raisons diverses : ils peuvent penser être proches voire faire partie des 1% les plus riches, ou aspirer à ce statut qu’ils pensent accessibles, ou encore sympathiser avec un système économique qu’ils considèrent comme acceptable et trop risqué à faire évoluer. Ils soutiennent donc de facto les intérêts économiques des 1%, même si ces intérêts sont contraires à leurs propres intérêts économiques. 

En somme, l’idéologie libérale est soutenue par une part significative de la population, par adhésion, par neutralité, ou par peur des conséquences supposées de la mettre en cause.

Quelles conséquences pour une transition écologique et/ou sociale ?

Par ce post, j’ai voulu être descriptif et donner des éléments de compréhension sur les rapports de force qui façonnent la macroéconomie et la politique actuelle. Je présente une forme de théorie de la répartition des richesses dans notre économie, qui remet en cause l’habituelle justification purement technique de cette répartition (« c’est les lois des marchés ! ») en la reliant aux rapports de force qui déterminent les décisions concrètes prises par les acteurs, et à l’idéologie qui domine actuellement ces décisions.

Pour terminer, il convient de dire quelques mots sur les problèmes que posent cette idéologie lorsqu’elle domine de manière débridée, sans réel contre-pouvoir, ce qui est de plus en plus le cas. Et pour cela, on peut partir de ses conséquences concrètes

La première, qui est inhérente au mécanisme de distribution lui-même, est l’augmentation des inégalités de richesse. Comme l’ère de la croissance économique forte est terminée pour l’Europe, l’augmentation des inégalités se traduit directement par le déclassement de parts de plus en plus significatives de la population, au point que certains ne vivent plus dans des conditions dignes alors qu’ils considèrent avoir respecté les “règles” que la société leur a implicitement fixé (si tu travailles tu pourras construire une famille et en prendre soin, posséder ton logement…). 

La seconde est l’accélération de l’exploitation des ressources naturelles et de certains rejets polluants (changement climatique compris), qui sont à la base de la création de richesses, richesses que le pouvoir économique cherche en priorité à accumuler sans fin, quand bien même cela serait incompatible avec des limites écologiques à court, moyen ou long terme. 

La troisième est l’appropriation du secteur public, qui représente une partie de l’économie qui n’est pas encore dans le giron du pouvoir économique et qui pourrait générer des profit pour lui s’il était privatisé (scolarité privée, hôpitaux privés, assurances chômage, retraite et santé, privées, production d’énergie privée, transports en communs privés, sécurité de plus en plus privée via l’usage de technologies de surveillance privées, ou pourquoi pas armée privée, etc.). 

La quatrième est la dégradation des conditions de production : l’accumulation de profits passe par la compression des coûts du travail, si bien que la protection des travailleurs (santé, risques) et les conditions de travail (charge de travail et moyens mis à disposition du travailleur) tendent à se dégrader de fait, la protection de l’environnement également, et le droit du travail accompagne ce mouvement par une réduction progressive des protections.

De là, il ne reste qu’un pas pour comprendre que réduire les inégalités, ou amorcer une transition écologique qui remettrait en cause l’accumulation sans fin des richesses par les plus aisés (par exemple des politiques de sobriété), se heurtera à un pouvoir économique devenu démesuré. Il faudra en passer par une véritable bataille contre l’idéologie néolibérale, qui sera malheureusement défendue jusqu’au bout par ce pouvoir et ses appuis politiques et médiatiques.


En période de chômage de masse, et pour un travail simple, nul doute que les volontaires seront trouvés : le pouvoir que confère 1 milliard est alors extrêmement grand. Mais plus le travail à effectuer est difficile (en termes de conditions de travail, en termes de morale, ou en terme de technicité ou de rareté de la compétence en jeu), et/ou moins le chômage est présent, moins les volontaires seront nombreux, si bien qu’il faudra certainement augmenter le salaire en question. S’il faut passer à deux fois le SMIC, alors le pouvoir conféré est 2 fois moins grand : 1 milliard mobilise en effet 2 fois moins d’heures de travail.

** Toute catégorisation est un outil de compréhension par simplification ; ce que je vais exposer quant à ces catégories repose sur des généralisations qui ne sont bien sûr pas valables pour chaque individu de la catégorie. Mais cette catégorisation par niveau de richesse met en avant ce qui est selon moi le meilleur facteur explicatif des comportements économiques d’un point de vue collectif (c’est-à-dire, les comportements des centaines de milliers/millions de gens qui composent ces catégories). Les autres facteurs (ethniques, régionaux, de genre, etc.) ne permettant que des raffinements de second ordre, qui, pris seuls, ne permettent pas une bonne compréhension des mécanismes de répartition des richesses.

*** Si un particulier A met ses économies dans une assurance-vie B qui prête les sommes à un particulier C, alors C paie un intérêt iC, à B, qui en reverse une partie iA à A et en conserve une partie iB pour elle-même. Avec iC = iA + iB. L’intermédiaire B est une entreprise qui alloue ses revenus iB à ses salariés et à ses actionnaires. Le particulier A, quant à lui, touche iA, qui est un forme de loyer de son argent. A est dans ce cas un prêteur financier.

6 réflexions sur “ Une théorie du pouvoir économique en France : ses mécanismes, sa stabilité, ses conséquences ”

  1. « Tout l’enjeu d’une théorie est de voir si les liens qu’elle tisse tiennent la route dans la réalité, et s’ils ont un pouvoir explicatif, voire prédictif. Les événements qui émaillent notre réalité illustrent-ils effectivement ces liens, ou au contraire les contredisent-ils ?  »

    Et le problème, pour savoir ce qui se passe « dans la réalité », c’est qu’il faut se demander comment on prend en compte cette réalité, pour être sûr que c’est bien « la réalité » (et pas juste notre perception erronée de celle-ci). Comment on la mesure (à quelle échelle ? Quels sont les indicateurs pertinents ? Comment on récolte les données pour analyser ? Comment est-ce qu’on s’assure qu’on n’a pas déformé les données ?). Si les choses sont contradictoires entre les échelles (les grands mouvements macro, les petits avis macro), laquelle est la plus « réelle » ?

    Si on essaye de raffiner le modèle théorique et qu’on se dote de méthodes solides pour vérifier que ces théories permettent de comprendre la réalité, et ce de manière collaborative… et ben on fait de la sociologie, dites donc. Ca tombe bien, des milliers de gens font ça en France, payés le plus souvent par de l’argent public (alors imaginez si on pense à combien de gens font ça dans le monde !).

    Un peu étrange du coup d’avoir l’impression que c’est la première fois que quelqu’un pense à essayer de comprendre les mécanismes du pouvoir, la reproduction d’une structure sociale inégale et hiérarchique dans une république démocratique, la formation des élites, la travail des médias, la réception des messages médiatiques…un paquet de gens ont déjà fait tout ça depuis des décennies et continuent de le faire en ce moment :)
    Faites vous plaisir pour les fêtes, leurs travaux sont souvent accessibles gratuitement et facilement en ligne (ou dans des bibliothèques, c’est un peu plus relou, c’est vrai).

    1. Bonjour Tomas,

      Merci pour votre message, qui me donne l’occasion de mieux formuler le positionnement de mon post vis-à-vis de la science.

      Le mot théorie n’est peut-être pas le bon ici. En tous cas je ne suis pas en train de proposer un modèle ou une théorie scientifique si c’est cela que vous entendez… tout simplement car je ne respecte pas les pratiques scientifiques en vigueur (revue par les pairs etc).

      Il s’agit cependant d’une construction qui me semble cohérente, synthétique, et qui se base autant que possible sur des faits. Ces faits sont issus d’activités scientifiques : la sociologie, mais aussi l’économie ou les sciences politiques. Ils sont issus de travaux associatifs, journalistiques ou institutionnels, qui ne doivent selon moi pas être négligés dans l’ensemble des informations qu’on peut recueillir sur un sujet complexe et contemporain tel que le pouvoir actuel. S’en tenir à la seule sociologie académique pour parler de pouvoir me semble trop restreint. Il faut aussi l’économie pour suivre les flux de richesses et leur répartition concrète. Et les sciences politiques qui analysent le fonctionnement des institutions, les rapports de force dans la société. S’en tenir à l’académique me semble trop limité également : les statistiques nationales sont utiles pour mesurer les états et tendances macroscopiques du système, les analyses associatives, journalistiques, voire indépendantes le sont pour compléter les manques de la science tout en se basant sur elle. La science n’a pas forcément les moyens de se poser toutes les questions les plus pertinentes sur tous les sujets (par exemple, les analyses académiques de Herman et Chomsky sur les médias américains ont-elles un équivalent pour la France de nos années ?), et/ou pas le temps de vulgariser.

      D’autre part, je fais ici un effort de simplification, dans le sens noble du terme : faire ressortir les mécanismes de premier ordre, sans non plus se déconnecter des faits et des données. C’est un travail qui a une utilité en soi me semble-t-il, et qui n’est pas forcément effectué par les académiques. Il est « traditionnellement » effectué par les journalistes scientifiques, mais de plus en plus par des Youtubeurs, bloggers, etc. Ce travail est utile si l’on pense, comme moi, qu’une fois sorti de l’école, rares sont les entités qui nous fournissent de façon digeste, opérante (et gratuite !) des bases de réflexion saines sur notre monde. Il s’agit de modestement contribuer à combler ce manque.

      Ceci étant dit, je ne suis pas spécialiste des sciences mentionnées, ni rémunéré pour en suivre les avancées ; c’est pourquoi je fais appel à ceux qui disposent d’informations qui viendraient confirmer ou infirmer ce que je raconte. Et même, à la base mon blog se serait voulu collaboratif pour faire contribuer différents spécialistes de ces sciences. Si vous êtes vous-mêmes bien au fait des recherches académiques sur le fonctionnement du pouvoir et que vous avez envie de vulgariser ça, je serais très heureux de vous voir contribuer à ce blog :)

  2. Bravo et merci pour cet article.
    Pour prolonger la réflexion, il faut se demander quels entités/institutions/organismes ou mouvements sont susceptibles d’exercer un contre-pouvoir suffisant au néo-libéralisme actuel. Car non seulement il évolue dans un système qu’il a lui même façonné, et qui le maintien et le renforce, mais de plus il apparaît que pour l’instant ses « inconvénients » (inégalités, changement climatique, épuisement des ressources) ne le déstabilisent que très peu.
    Le contre-pouvoir sera sûrement celui des populations suffisamment éclairées et instruites pour comprendre les liens de cause à effet illustrées par le schéma en début d’article.

    Je lance l’idée : créons la fresque du néo-libéralisme.

    1. Merci pour ton retour Guillaume.

      Je suis entièrement d’accord avec toi sur la suite à donner.
      A mon sens une pensée politique sérieuse écologique, ou visant une réduction des inégalités, doit essentiellement se focaliser sur cette question : quels contre-pouvoirs suffisamment puissants organiser face à l’idéologie néolibérale, et dans l’idéal, comment les institutionnaliser ?

      La fresque pourrait être un très bon moyen de diffuser ce type d’instruction.
      Je me permets de te faire suivre le lien d’un jeu/ fresque qui répond en partie à ce besoin : http://www.lejeudusysteme.org

  3. Belle illustration simple et efficace des mécanismes du pouvoir de façon générale dans un pays, et pas seulement un pays contemporain.

    Il pourrait être intéressant de rajouter une façon d’illustrer le potentiel de stabilité du système en place. Que fait il qu’un système inégalitaire peut être stable ? Certes il y a le partage idéologique avec la couche supérieure et l’ignorance des couches pauvres. Mais il y a également les pouvoirs militaire, policier et judiciaire. Ils sont vitaux à la stabilité du système, chacun à leur manière. Ils empêchent à différentes mailles une dilution de ce pouvoir et des propriétés des riches vers les pauvres en protégeant par la force les acquis des riches versus les pauvres. Sans force, aucun riche ne resterait riche, il serait dépouillé à un moment ou un autre par simple cupidité, jalousie ou tout simplement par une idée légitime d’équité de ceux qui l’entourent.

    Et par ailleurs, sans que cela ne remette en cause le schéma ci dessus, mais heureusement pour nous, il existe quand même quelques dissensions et intérêts personnels majeurs contradictoires aux sein même de chacun des pouvoirs définis ci-dessus (politique, économique, media, militaire, judiciaire). Cela permets de les affaiblir un peu et les oblige à partager plus avec le reste de la population pour en garder la stabilité. Plus les pouvoirs sont unis, forts et cohérents, et moins il est nécessaire de partager avec le reste pour garder la stabilité du pays. Plus les pouvoirs sont divisés et minés par les intérêts personnels et individualistes des puissants et plus ils doivent partager avec les pauvres pour que le système reste stable. La chance que nous avons eu dans les républiques vis à vis d’une dictature ou d’un royaume c’est cette division des pouvoirs entre de nombreux individus ayant chacun leur intérêts personnels. Cela les rend beaucoup plus faibles et les obligent à partager. Maintenant attention à l’avènement des super milliardaires ou pire d’un hyper milliardaire capable d’influencer et unir tous les pouvoirs sous l’égide du pouvoir économique. C’est probablement ce qui se passe progressivement, nous assistons à l’avènement des dictatures capitalistes. Et leur stabilité pourrait bien être extrêmement forte malgré des conditions extrêmement déplorables pour les couches pauvres.

    Mais ce n’est pas ce que je nous souhaite, c’est juste ce que l’on observe petit à petit

  4. bjr
    Excellente synthèse merci. Mais je n ai vu nulle part mentionné le travail des esclaves salariés , des serfs, ouvriers agricoles, etc . Et je ne parle pas de la lutte des classes ! Incidemment , quand les noirs étaient esclaves aux Antilles françaises, leur sort était nettement meilleur que celui des mineurs à partir de 5 ans qui travaillaient au fond des mines françaises! cf Le Capital livre 1, etc ..