Le coronavirus constitue un excellent cas pour comprendre comment le pouvoir décide de réagir, ou de ne pas réagir. Source : Wikimedia Commons

Ce que le COVID-19 nous apprend sur le pouvoir

Dans ce post pour temps de crise (publié le 17 mars), je mène une analyse rapide des conséquences de l’apparition du coronavirus sur différents secteurs de l’économie : la santé, l’aviation, le pétrole, et l’économie en général. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une synthèse des éléments que j’ai pu lire à ces sujets. Ensuite, j’essaye d’interpréter la manière dont le gouvernement français réagit, et je me permets de proposer ma vision de ce que cette réaction pourrait continuer à être. Chemin faisant, j’en tire des enseignements sur la manière dont le pouvoir est structuré, et sur ce qui motive ses choix.

Il me semble en effet que la crise que nous traversons nous fournit un excellent cas d’étude pour explorer et comprendre comment le pouvoir décide d’agir, ou de ne pas agir : il s’agit d’une période d’agitation extrême où le pouvoir doit prendre de nombreuses décisions rapidement, ce qui les rend d’autant plus visibles, et lisibles.

Je vais donc tenter de prendre position et de poser les hypothèses qui me semblent utiles pour comprendre cette crise et la manière dont elle est gérée, afin d’inspirer, faire réagir, et, du mieux possible, informer. Ce faisant, comme une crise est par définition inattendue, je propose ici une réaction à chaud qui manquera certainement de recul sur quelques points. Cette réaction se veut donc être le point de départ de discussions et débats, et non leur aboutissement.

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Nous sommes en train de traverser une crise, c’est indéniable. Une crise se caractérise par le fait qu’elle est passagère et qu’elle débouche sur une situation à nouveau apaisée, parfois après des changements, parfois pas, et parfois en laissant des séquelles, parfois pas.

La présente crise est d’origine sanitaire (un virus qui met en danger la santé des gens),  mais elle révèle les faiblesses d’autres pans de notre société, qui entrent en crise à leur tour par effet domino.  Comprendre ces faiblesses permet de mieux comprendre comment ces pans fonctionnent en temps normaux, et pourquoi ils réagissent ainsi face à une crise.

Une économie optimisée pour les temps normaux, mais qui ne résiste pas aux crises

Notre système de santé

En premier lieu, et de manière assez évidente, une crise sanitaire met en branle les systèmes de santé. Ainsi, une crise sanitaire mondiale mettra en exergue les forces et faiblesses des différents systèmes de santé de par le monde. Un système de santé va devoir d’une part soigner (apporter des soins) et si possible guérir, un nombre de patients grandissant en fonction de l’épidémie. Le danger étant que la capacité maximale du système de santé soit atteinte. Ce que j’appelle pompeusement « capacité maximale », c’est, de manière imagée, le nombre maximal de patients que le système peut soigner en même temps. Les exemples des autres pays montrent que ce facteur est déterminant dans la mortalité du virus. Entre un système qui a le matériel respiratoire et le personnel suffisant pour accueillir et soigner, et un système qui manque de ces facteurs, la mortalité varie grosso modo d’un facteur dix (de 0,4% à 4%).

Cette capacité est plus ou moins grande en fonction des philosophies des systèmes de santé, mais dépend toujours du besoin « habituel moyen » de soins. Elle peut également prendre en compte des besoins « de pointe », c’est-à-dire tenir compte du fait que des crises peuvent survenir. Dans ce cas, le système est alors « surdimensionné » en temps normaux, mais permet de soigner beaucoup de gens en temps de crise. Cette situation soulève la notion de choix politique : une société pourrait choisir un système dimensionné uniquement sur les « temps normaux » ou au contraire se payer un système qui permet de franchir des crises, avec une certaine marge de sécurité. Le choix est politique, et met en jeu des financements différents.

Dans nos démocraties capitalistes, le « choix » qui a été fait depuis les années 80 est d’aller vers une optimisation économique, par nature adaptée finement aux « temps normaux ». On a ainsi vu apparaître le bed management, retranscription de l’optimisation de chaines de production industrielles dans le système de santé. Le choix a donc été fait, par une réduction progressive des dépenses, de s’optimiser sur le court terme sans tenir compte des crises qui secouent régulièrement les sociétés humaines sur le temps plus long.

Une question légitime est alors de savoir si, en tendance, on peut s’attendre à une augmentation du nombre de crises, ou à une diminution (car dans ce cas, on pourrait justifier un choix vers une optimisation court-termiste). Etant donnés l’augmentation globale des diverses pollutions (pollution de l’air dans les villes, usages des pesticides), la destruction grandissante des habitats de diverses espèces animales, poussant les animaux sauvages à se rapprocher des lieux de vie humains, ce qui augmente ainsi les risques de transmission/mutation de virus animaux vers l’humain, et le réchauffement climatique (modifications environnementales qui vont favoriser la migration  et l’adaptation d’agents pathogènes, selon les chercheurs du GIEC), on peut sans risque parier sur une augmentation des crises sanitaires dans les décennies à venir (en tous cas si les facteurs que je viens de citer restent inchangés).

D’autre part, le degré d’optimisation est tel que le système hospitalier français est déjà en crise sans même le coronavirus, le nombre de personnels soignants étant trop bas pour avoir de bonnes conditions de travail, pourtant cruciales dans le système de santé. On disposait de 9 lits d’hôpital pour 1000 habitants en 1996, contre 6 aujourd’hui (14 en Corée du Sud), soit une baisse de 30 %. Ces moyens supplémentaires constituaient une marge pour absorber le genre de crise que nous vivons actuellement. Cette marge permettait également un plus grand confort de travail pour le personnel soignant et donc des soins de meilleure qualité. Cette tendance existe ailleurs : en 10 ans, le système italien a réduit de 37 Mds€/an les dépenses pour son système de santé, diminuant de 70 000 lits la capacité de l’hôpital, et fermant 359 services et abandonnant de petits hôpitaux.

Mais tout ceci, vous le saviez certainement déjà étant donné le traitement médiatique abondant sur le sujet en ce début de crise.

Notre industrie

Une crise sanitaire de grande ampleur, en tant qu’elle met en jeu des vies humaines, modifie, là encore de manière évidente, les activités humaines. Une activité particulièrement importante est la production (de biens et de services). Cette production est mise à mal, comme notamment en Chine où un confinement a été rapidement rendu obligatoire dans plusieurs régions. Là, les gens ne peuvent plus travailler, si bien que la production s’arrête. En un mot, le capital humain vient à manquer. Remarquez au passage que si du capital « énergie » venait à manquer (manque d’électricité ou de charbon pour faire tourner les usines, ou manque de pétrole pour faire rouler les camions), la conséquence serait la même. Cela a une importance dans nos sociétés car les économies sont mondialisées, donc l’arrêt du travail dans une zone a des répercussions dans d’autres zones. Ainsi, une crise locale devient globale. Une industrie dont le produit requiert des pièces chinoises se retrouve alors bloquée, même si elle est localisée ailleurs.

Cela ne saurait être un problème si les économies nationales étaient capables de se restructurer rapidement pour assurer une production minimale de biens et de services, tels que produire des vêtements, des produits d’hygiène, la nourriture, les médicaments, et l’énergie. Or, ce n’est plus forcément le cas. En d’autres termes, une économie mondialisée est plus optimisée pour les temps normaux (les coûts de production sont en théorie réduits par la spécialisation des différentes régions du monde, et par les effets d’échelle), mais les conditions anormales qu’elle rencontre se propagent beaucoup plus facilement à travers le globe. On peut alors parler de moindre résilience du système mondialisé par rapport à un système d’économies nationales plus autonomes sur les biens et services de base précités. On peut là encore voir ce « choix » (la mondialisation ne s’est pas faite toute seule mais par un ensemble de choix politiques plus ou moins concertés) comme une préférence pour l’optimisation de court-terme par rapport à la résilience aux chocs que les sociétés humaines traversent régulièrement sur le long-terme. Par exemple, ne pas avoir la main, pour une Nation, sur la production de médicaments et de matériels médicaux permettant le bon fonctionnement du système de santé national, pose la question de la résilience de cette Nation à une crise sanitaire.

Le virus se propageant via les personnes, la crise révèle également la massification des flux de personnes (tourisme, business), qui est relativement récente. Cette massification est principalement due à la montée des classes moyennes dans le monde (essentiellement en Chine), et à l’arrivée des compagnies aériennes low cost. L’industrie aéronautique, en tant que vecteur du virus, est directement affectée par cette crise (certains gouvernements empêchent les individus d’entrer dans leur pays, en fonction de leur nationalité et de la situation sanitaire dans les autres pays). Cela implique directement les compagnies aériennes, les aéroports avec tous leurs commerces et services, les contrôleurs aériens, et, si la crise vient à durer, les industries qui conçoivent et produisent les avions.

Le secteur de l’énergie

Vous avez dû également entendre que l’industrie du pétrole était impactée. C’est que l’industrie, et en particulier l’industrie aéronautique, sont des consommateurs importants de pétrole. Ainsi, lorsque les activités humaines viennent à se contracter, elles demandent moins de pétrole. L’industrie pétrolière devrait donc voir son activité se contracter également, si la crise vient à durer. Cela se traduit, à court terme, par une baisse du prix du pétrole (c’est le signal qu’on produit trop de pétrole). C’est de mauvais augure à moyen terme, car ce signal incite à moins investir dans l’exploration et l’exploitation de pétrole, ce qui pourra mener à des manques de pétrole futur, et donc à des crises économiques car il sera trop cher. Et paradoxalement, ce prix bas n’incite pas non plus les acteurs économiques à investir dans des énergies alternatives au pétrole !

Vous l’aurez compris, les économies sont connectées au niveau mondial, et les différents secteurs de l’économie sont également interconnectés.

Le secteur de la finance

Cela pose un problème, en temps de crise, pour le secteur financier. Le secteur financier a pour rôle de financer l’économie. En d’autres termes, il a pour rôle de déterminer où l’argent devrait aller ; il choisit donc combien de personnes peuvent travailler, et avec quels moyens, dans les différents secteurs de l’économie ; il détermine quelles activités développer, et quelles activités stopper. Pour ce faire, il prête de l’argent à ces différents secteurs, qui doivent ensuite le lui rembourser avec des intérêts. Mais en temps de crise, les différents secteurs peuvent en arriver à avoir des retards dans le paiement de leurs dettes, voire peuvent faire défaut (ils ne remboursent pas tout). Ainsi, par exemple, le secteur pétrolier américain s’est beaucoup endetté pour se développer, et la baisse du prix du pétrole pourrait faire qu’il n’arrive pas à être assez rentable pour rembourser ses dettes. De tels défauts de remboursement, s’ils se généralisaient à cause de la crise de production, déstabiliserait alors le secteur financier, et pourrait mener à une « crise systémique », allant plus loin que celle de 2008. Dans ce genre de crise, une banque (dont les créanciers ne pourraient plus rembourser leurs dettes) fait faillite, ce qui entraîne la faillite d’autres banques car les banques se sont fait des prêts entre elles et ne peuvent plus se rembourser. Dans le pire des cas, les moyens de paiement ne sont plus assurés. Pour la crise de 2008, les Etats étaient venus en aide aux banques pour éviter ce scénario du pire. Mais si la crise est trop importante, il se pourrait que les Etats n’aient pas les moyens suffisants pour l’éviter. Une solution généralement mise en avant dans ce cas est la nationalisation des banques en question, et une reprise en main par l’Etat de leurs activités, afin d’assurer les paiements.

Le passage en revue de ces divers secteurs illustre à quel point nos systèmes économiques se sont spécialisés finement et efficacement dans la gestion des affaires courantes, tout en oubliant les soubresauts plus rares, mais qui existent et continueront d’exister. Il s’agit donc d’un pilotage de notre économie de plus en plus court-termiste. Dit autrement, notre économie semble être pilotée par un pilote qui aurait une mémoire de plus en plus courte, oubliant ce qu’il aurait vu au long du chemin déjà parcouru : les virages en épingle, les nids-de-poule… Et réglant ainsi sa machine pour ne suivre plus que les courbes et les états de route « habituels ».

D’autre part, et de manière intéressante, la crise révèle les rouages physiques de notre économie. Enfin les médias abordent-ils (timidement) la manière dont nos biens et services sont produits, où, et par qui.

Et pour autant, peut-on dire, et pourra-t-on dire après la crise du coronavirus, que les médias nous ont informé de manière juste et équilibrée, sur cette crise, sur ses dynamiques, sur les dangers réels qu’elle représente ?

Comment le pouvoir réagit-il face au virus ?

Pour répondre à cette question, je vais devoir développer de manière plus profonde comment cette crise révèle des éléments cruciaux sur la structure du pouvoir dans nos démocraties capitalistes.

Le pouvoir s’intéresse manifestement beaucoup au coronavirus. On peut alors se demander pourquoi il ne s’intéresse pas autant à d’autres sujets qui mettent également en jeu de nombreuses vies, voire l’intégrité des démocraties capitalistes elles-mêmes : le réchauffement climatique, la quantité de pétrole qu’il nous reste, ou encore la chute de la biodiversité.

Une rapide théorie du pouvoir

Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Non, il y a trois équipes de pilotes…

Ce que j’appelle par la suite « le pouvoir » n’est pas uniquement le pouvoir politique (le gouvernement, et les divers échelons de structures politiques élues, tels les municipalités, ou les régions), mais l’ensemble des institutions qui, au premier ordre, décident de la marche de nos sociétés : les acteurs de la finance (et en particulier les grands actionnaires qui possèdent de larges pans de l’économie et qui cherchent à en tirer des profits à court terme), le pouvoir politique (dont je viens de parler : le gouvernement etc.), et les grands médias (possédés par l’Etat ou des actionnaires privés). Les premiers orientent les grands choix économiques (dans quels secteurs investir) ; les seconds décident des règles du jeu cadrant les activités économiques (entre autres, mais c’est cet aspect qui va m’intéresser ici) ; les troisièmes décident des grands sujets à soulever, à aborder (ou non) dans la société, et de la manière de les développer (qu’on appelle « l’angle » du sujet).

Une idée particulièrement puissante à notre époque dans les démocraties capitalistes occidentales, et que je vais utiliser comme hypothèse de travail par la suite, est que ces trois pouvoirs fonctionnent en fait de concert et partagent les mêmes orientations idéologiques et les mêmes intérêts. Ces intérêts ne sont pas toujours compatibles avec l’intérêt « général » (qui est une notion théorique signifiant qu’on prend une majorité des gens en considération lorsqu’une décision collective est prise). Le pouvoir actuel, selon moi, peut se définir comme la conjonction de ces trois pouvoirs.

Ainsi défini, il semble que ce pouvoir ne désire pas spécialement se pencher sur les sujets que je viens de mentionner (réchauffement climatique, pétrole, biodiversité). Au contraire, il semble désirer ardemment se pencher sur le coronavirus. Autrement dit, tout se passe comme si le pouvoir aimerait une réaction forte de la société sur le coronavirus, et une réaction faible sur le réchauffement climatique, sur le possible déclin à venir de l’approvisionnement en pétrole, ou sur la crise de biodiversité.

… Qui travaillent main dans la main dans un objectif commun

Une hypothèse particulièrement puissante pour expliquer ces choix est que le pouvoir s’auto-organise avant tout de manière à ce que les grands actionnaires puissent accumuler des profits à court-terme. Il ne s’agit pas forcément de décisions conscientes par un petit groupe de gens, mais plutôt d’une organisation qui émerge d’elle-même (on parle de phénomène d’émergence), car les différents agents du pouvoir partagent une même culture et une même idéologie (qu’on pourrait résumer par la formule « l’accumulation du capital est bonne pour la société dans son ensemble »). Ainsi, au premier ordre, les acteurs de la finance (les grands actionnaires et le secteur financier) réalisent leurs placements financiers dans les secteurs qui lui permettent de générer le plus de profits à court terme. Le politique organise les règles du jeu, sous l’influence majoritaire de ces premiers acteurs par le biais des entreprises qu’ils possèdent, et qui disposent d’une importante force d’influence (les lobbies). Les règles sont ainsi largement favorables à la génération de profits à court terme pour ces acteurs. Quant aux grands médias, ils représentent principalement les intérêts de ces mêmes acteurs, et prennent leur point de vue idéologique.

J’insiste ici sur le fait que cette description du pouvoir est certes puissante pour comprendre les grandes directions prises par notre société, au premier ordre, mais elle n’est pas suffisante pour comprendre le détails des événements et leur déroulement précis. J’affine et je nuance cette description par la suite.

Le pouvoir n’aime pas trop le coronavirus, mais il n’est pas contre un bon petit réchauffement climatique

Le coronavirus pose évidemment un risque fort sur l’objectif d’accumulation des profits visé par le pouvoir, en bloquant l’économie (si la population panique, par exemple). Mais il met aussi directement en danger la vie des acteurs de ce pouvoirs : les grands actionnaires, les dirigeants industriels et de la finance, les hommes politiques, les grands journalistes ne sont pas immunisés contre ce virus. C’est donc un sujet de première importance pour le pouvoir que je viens de définir.

Au contraire, réagir face à la crise climatique ou à la crise de la biodiversité rapidement reviendrait pour le pouvoir à ne pas maximiser les profits à court terme : pour maximiser, il vaut mieux exploiter de nouveaux terrains pour l’industrie agroalimentaire plutôt que de ne pas les exploiter, même si c’est au prix de pertes de biodiversité ; il vaut mieux exploiter le charbon, le gaz et le pétrole que nous avons en stock dans les mines de charbon et les puits d’hydrocarbures, pour produire des biens et des services, plutôt que de ne pas le faire, même si c’est au prix d’une aggravation du réchauffement climatique.

C’est pourquoi le pouvoir ne désire pas soulever le sujet des externalités négatives de ces activités. Bien au contraire, ces sujets sont plutôt traités sous l’angle quasi-exclusif des bienfaits (souvent réels à court-terme) des activités en question (l’agroalimentaire permet de nourrir la population, les combustibles fossiles permettent de disposer du confort moderne, etc.) ou sous l’angle des petits gestes que ces industries font (mettre un peu moins d’engrais, développer un secteur « énergies renouvelables » à côté des activités « oil & gas » dominantes, etc.). Et si jamais le sujet du réchauffement climatique est abordé en tant que tel, c’est simplement pour mettre en avant les petits gestes individuels qui ne remettent pas fondamentalement en cause la structure et l’objectif du pouvoir.

Il me semble que cette définition du pouvoir est puissante, en ce qu’elle permet de bien comprendre les macro-décisions prises par nos sociétés. Ce que j’appelle les macro-décisions sont les grandes directions prises par nos sociétés, en faisant comme si la société décidait d’elle-même, et sans chercher à comprendre précisément quel collège d’acteurs a concrètement mené à prendre cette direction. Car ces directions sont en fait impulsées par de nombreux acteurs qui poussent chacun dans certaines directions, et je m’intéresse ici à la résultante de ces jeux d’acteurs.

A quoi s’attendre avec un tel pouvoir pour la suite de cette crise ?

Cette définition permet de comprendre les macro-décisions prises par nos sociétés, sans les juger moralement. Elle me permet également de faire un peu de prospective : à quoi peut-on s’attendre, avec ce pouvoir ainsi défini, sur la gestion de la crise ?

On peut s’attendre a priori à des entreprises qui vont pousser leurs salariés à travailler sans tenir compte de l’estimation du risque scientifiquement établi. Ni tenir compte de l’estimation des risques épidémiologiques (à l’échelle de la société) de propagation du virus. Sans moi-même connaître ces estimations, je m’attends alors à ce que l’échelle de management des entreprises (des propriétaires/actionnaires, aux chefs de services locaux) invite les salariés à travailler, ou à poser des congés (pour éviter les pertes économiques pour l’entreprise), si le gouvernement leur laisse le libre choix (ce qui est le cas pour l’instant en France). Cela permet, pour chaque entreprise, de limiter les pertes de profits microéconomiques, quitte à faire courir des risques à la société. Remarquez que certaines entreprises (telles Peugeot ou Renault) ont décidé de fermer leurs usines. Elles l’ont fait d’elles-mêmes, mais avec la garantie que le paiement du chômage technique serait assuré par l’Etat, ce qui limite fortement leurs pertes, et sous la pression des salariés (via les syndicats), qui désiraient éviter la propagation du virus entre eux.

Au niveau médiatique, on peut s’attendre à des informations tendant à minimiser les risques si ceux-ci s’avèrent tels qu’ils mettraient en cause les activités économiques. Par contre on peut s’attendre, si ces risques sont en fait assez faibles, à des informations claires et précises sur la dangerosité, sur les symptômes, sur ce qu’il se passe dans les hôpitaux, etc. C’est à mon avis la première option qui est en train de se dérouler. Ainsi, les angles médiatiques se focaliseront sur les mesures prises, sur leurs impacts économiques (annulations d’événements, de trajets, craintes de faillites d’entreprises et de pertes d’emplois), et assez peu sur les symptômes réels, sur la souffrance générée par la mort des proches, sur les séquelles que les cas graves auront suite à leur hospitalisation s’ils survivent, sur les lois de propagation du virus, sur la manière dont les systèmes asiatiques ont réagi et pourquoi ils ont réagi bien plus fortement que nous. Ils se focaliseront sur l’Italie en se demandant si « elle n’en ferait pas trop », plutôt que si « on ne devrait pas faire rapidement comme eux », etc. On peut également s’attendre à un discours sur le fait que « les gens ne sont pas prêts à abandonner leur liberté de consommer en démocratie » (consommer des spectacles, des vacances, des événements…), une focalisation naturelle sur le fait « qu’il faut faire attention à ne pas perdre les emplois » plutôt que  sur le fait de « ne pas perdre des vies », etc.

Attention, je ne dis pas que toute activité économique devrait s’arrêter, car dans ce cas on ne pourrait plus se nourrir (l’agriculture, l’industrie agroalimentaire, la grande distribution, les commerces de proximité, etc, s’arrêteraient de fonctionner), se soigner (ce qui serait dommage dans notre situation), conserver une hygiène décente, etc. très longtemps. Une gestion « rationnelle » de la crise serait alors de faire fonctionner tous les secteurs économiques « vitaux », et d’arrêter les autres afin de limiter la propagation du virus. Selon mon hypothèse, une telle gestion rationnelle ne sera mise en place que le plus tard possible par le pouvoir. Autrement dit, je pense que des secteurs non vitaux vont continuer à fonctionner, au prix de contaminations supplémentaires. Par exemple, malgré les annonces présidentielles du 12 mars de continuer les commerces seulement essentiels, rien n’a été imposé à la partie non commerciale de l’économie : la production de voitures, d’avions, de meubles, de jeux vidéo, de logiciels, d’armes, etc, peut continuer, au bon vouloir des gérants de ces industries.

Le quatrième pouvoir de nos démocraties : le peuple

Je vais finalement nuancer mon hypothèse de travail par un facteur supplémentaire : le « peuple ». En effet, il se trouve que le fonctionnement du pouvoir que je viens de supposer est modifié lorsque le « peuple » agit, ou s’exprime, intensément (et c’est bien la moindre des choses dans une démocratie que le peuple ait son mot à dire). Dans ces cas d’expression intense, on peut voir l’influence de ce facteur dans le discours médiatique, et parfois même dans la macro-décision prise par le pouvoir. Par exemple, le discours médiatique sur la réforme des retraites a légèrement changé lorsque de vastes grèves et manifestations ont eu lieu (on est passé de « les privilégiés du système des retraites l’empêche de changer », à « ce changement de système est complexe et mériterait de plus amples explications et plus de pédagogie pour rassurer »). Ou encore, le discours médiatique sur les violences policières lors du mouvement gilet jaune est passé de « le système de maintien de l’ordre a été irréprochable et toutes les violences ont été déclenchées en premier lieu par les gilets jaunes » à « en effet des violences policières illégales ont eu lieu ». Le facteur « peuple » peut donc avoir son importance en particulier via les réseaux sociaux.

Dans le cas de la crise actuelle, on pourrait conclure de mon hypothèse de travail sans le facteur « peuple » qu’aucune entreprise ne fermerait, et qu’aucune modification de l’organisation des entreprises (télétravail, travail au 3×8, en équipes séparées, etc.) n’aurait lieu, afin de continuer à générer le plus de profits possibles pour les acteurs de la finance. Mais c’est sans tenir compte de la peur du peuple, qui peut radicalement changer la donne en cas d’épidémie massive et tout désorganiser, ce qui constitue la crainte ultime du pouvoir.

Lors de cette crise, une fois n’est pas coutume, l’informateur et influenceur du pouvoir a été la Science. La Science non pas pour la beauté de la science et de sa vérité (car sinon la crise climatique serait déjà résolue), mais la Science en ce qu’elle pouvait informer le pouvoir sur le risque de panique générale : « si vous ne faites rien, la France aura entre 300 000 et 500 000 morts en quelques mois », ont dit les épidémiologistes. Et on aurait pu ajouter, en sous-titre : « et ce sera la panique générale ». Egalement, la Science en ce qu’elle informait des risques de décès encourus par les acteurs du pouvoirs eux-mêmes et leurs proches.

Le peuple peut aussi s’exprimer directement, bien que cela soit moins le cas pour cette crise : plus les réseaux sociaux relaieront des informations scientifiques sur le coronavirus, sur les symptômes, les statistiques, les dynamiques de propagation, les raisons des stratégies des autres pays ; plus le personnel médical, et les épidémiologistes relaieront ce qu’il se passe concrètement sur le terrain via ces réseaux, ou directement vers le pouvoir ; plus les syndicats exprimeront la peur des salariés d’aller travailler, plus le pouvoir devra en tenir compte, et réagir. Les grands médias, les grands dirigeants d’entreprise commenceront ainsi à s’intéresser à ces sujets, puis le gouvernement le fera.

Ce « quatrième pouvoir » (le peuple), s’il veut faire entendre la voix de l’intérêt général, doit donc s’informer, analyser, s’exprimer, débattre, et partager pour influencer les trois premiers pouvoirs. Il peut se faire entendre via diverses formes de corps intermédiaires (les syndicats, les associations…). Sans cela, les actions seront certainement plus lentes, trop tardives, comme elles l’ont déjà été dans ces premières phases de l’épidémie, au détriment de la santé publique.

J’espère que la vision et les enseignements développés dans ce post pourront vous servir à analyser les autres crises que nous connaîtrons, ou connaissons déjà, ou tout du moins à vous poser de nouvelles questions sur ces crises et sur le pouvoir en démocratie capitaliste. Ils sont par exemple précieux, selon moi, pour mieux comprendre comment la crise climatique est traitée par les grands médias et par les gouvernements.

10 réflexions sur “ Ce que le COVID-19 nous apprend sur le pouvoir ”

  1. Excellente analyse, rigoureuse et systémique, merci. Mériterait des mises à jour régulières au fur et à mesure que la crise progresse. Tu pourrais développer aussi l’argument : les 3 pouvoirs luttent contre le coronavirus car les hommes d’État, patron et actionnaires peuvent être infectés, mais pas contre le réchauffement climatique car ce sont les plus démunis qui seront touchés.

    1. Merci pour ton retour Flo, oui il sera très intéressant de voir comment les discours et les décisions évoluent. On pourra suivre si les hypothèses que je prends sont validées ou si elles méritent des retouches.

      Sur la crise climatique, le fait que le pouvoir sera moins touché est un argument supplémentaire. Mais la temporalité (arrivée progressive, et « stochastique » des événements climatiques), le caractère diffus (des endroits sont particulièrement touchés, et d’autres pas encore), et le fait que l’action doit être mondiale (alors que pour le COVID une action nationale fonctionne) font que le pouvoir est assuré de pouvoir éviter la panique générale en rendant tout ceci difficilement lisible pour la population (par un traitement médiatique scientifiquement médiocre, cela suffit), jusqu’à ce que des vagues de morts n’arrivent vraiment.
      Au contraire, avec le COVID, et sans action forte, la vague de morts aurait été rapide, touchant l’ensemble de la population (chacun aurait eu des décès dans son entourage), générant une panique/mécontentement puissant, dangereux pour le pouvoir.

  2. Je pense que c’est le pouvoir financier qui a réellement la main. Le pouvoir politique fait semblant de décider ! Sinon, comment expliquer que depuis 40 ans nous avons vu défiler des gouvernements de droite, de gauche, puis de gauche et de droite alternativement, avec des candidats nous faisant des promesses longues comme ça, et une fois en place, plus rien !!  » On ne peut pas ….. manque d’argent, dette trop élevée etc …..  » Les dés sont pipés !! On nous fait croire que ce sont les électeurs qui finalement décident, mais ça c’est du pipeau ! Que se soient les uns ou les autres, ils sortent tous du même moule et donc pensent de la même manière.

  3. L’arbitrage trentenaire transformant les stocks en flux montre sa limite .
    Le grain de sable Covid grippe la machine.
    Et la « concurrence comme religion » a pétrifié les capacités coopératives efficaces et préventives.

  4. L’analyse pourrait être complétée d’une vision stratégique. En effet, les échanges intenses, l’interconnexion des économies et des peuples, le dimensionnement pour les situations « normales », les règles communes et l’acceptation d’un monde « mondialisé  » a un véritable bienfait stratégique : il empêche, ou au moins freine, les conflits ouverts entre puissances adverses. Il nous protège des grandes guerres qui sont de terribles fléaux. Nous sommes heureusement dans un monde où les puissances ont trop à perdre à se rentrer dedans frontalement. Toute reprise d’indépendance pourra etre ressentie comme une menace par les voisins devenus partenaires.
    Amicalement
    Kkh92

  5. Bonjour et bravo pour cette analyse qui, datant du 17 mars 2020 me semble toujours pleinement d’actualité presque un an après.